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Alexandre Roubtzoff, Une Vie en Tunisie (1884-1949)

Écrit par Patrick Dubreucq. Associe a la categorie Peinture

Roubtzoff01La vie d'Alexandre Roubtzoff ressemble par bien des points à celle de ces émigrés russes du début du siècle qui ont erré longtemps, dépouillés de leur terre et de leur culture, à la recherche d'un ailleurs prometteur où vivre et se réaliser pleinement. Pour Roubtzoff, cet ailleurs fut indéniablement la Tunisie. Lorsqu'il y séjourne pour la première fois en avril 1914, il ignore encore qu'il ne reverra pas son pays natal, par contre il sait déjà qu'il a trouvé une seconde patrie : " Si je tiens à vivre toujours ici c'est qu'ailleurs j'aurais la nostalgie de la lumière ". Certes, l'Orient ne lui était pas inconnu. Déjà, en août 1900, un voyage en Crimée tartare lui avait donné un avant-goût de ce monde oriental. Plus tard, en 1913, un séjour à Tanger le pousserait irrémédiablement vers les pays du soleil. Mais c'est à Tunis véritablement que Roubtzoff connaît l'éblouissement.

Né à Saint-Pétersbourg, le 24 janvier 1884, Grand Prix de l'Académie Impériale des Beaux-Arts de cette même ville en 1912 pour son tableau Intérieur de style empire (aujourd'hui au musée de l'Ermitage), le Slave est à jamais séduit par la luminosité du pays qu'il découvre. Mais à la différence des premiers orientalistes qui ne faisaient bien souvent qu'une brève incursion en terre orientale, lui, décide de rester. La Tunisie lui offre sa lumière, "cette richesse infinie de nuances de blanc à l'exception du blanc absolu qui n'existe pas " ainsi qu'un répertoire de sujets totalement inédits et c'est avec la boulimie de l'émerveillement qu'il va inventorier chaque parcelle de cette vie tunisienne si " diamétralement opposée à la vie européenne ". L'abondance de sujets à peindre et à dessiner est telle, dit-il, qu'il ne veut plus perdre un temps précieux à se raser et il se laisse pousser la barbe : "De glabre à Saint-Pétersbourg, je deviens barbu à Tunis ".

Sollicité de toute part, Roubtzoff se livre dans ses dessins et ses peintures à un véritable recensement exhaustif de tout ce qui fait l'Orient : vieilles rues de la Médina, portes cloutées, souks cafés, marabouts, scènes de la vie quotidienne... Rien n'échappe à son regard subjugué, pas même cette antiquité vivante qui transparaît dans le costume des populations arabes. " Rome n'est plus dans Rome " selon la formule fameuse de Delacroix mais ce sont les grands noms de la sculpture grecque que Roubtzoff cite pour évoquer les plis des burnous et autres haïks : " Figés dans leurs attitudes sculpturales et nobles, ils (les Bédouins) offrent une harmonie de plis et de silhouettes de telle beauté que c'est vers eux que Phidias, Praxitèle ou Lysippe auraient tourné leurs regards... "

Très vite cette admiration se double d'une profonde prise de conscience : " Sauver de l'oubli les vieilles modes de l'Orient qui sont réellement belles ". Sa fascination pour les tatouages des Bédouines n'est ainsi rien d'autre qu'une tentative éperdue pour garder en mémoire les traces d'un monde ancestral qu'il sait menacé. Thème de prédilection des carnets de croquis mais aussi d'oeuvres plus abouties, à la plume ou à la mine de plomb, les tatouages ne cesseront de passionner l'artiste au point de rédiger même plusieurs articles sur la question dans la revue " Tunisie ". Bien sûr, devant ce type de dessins qui isolent un bras, une jambe et refusent toute anecdote, on a vite fait de parler d'orientalisme réaliste voire ethnographique. Il y a de cela certes chez Roubtzoff mais il n'en a pas pour autant oublié la figure humaine.

Pour preuve, le portrait de Babiza, saisi en 1944, dont le regard soutenu évoque bien la fameuse fierté bédouine. Ou le visage de cette mère dansZohra et Salha qui semble inquiète d'être peinte. Il y aura chez Roubtzoff un intérêt croissant pour les physionomies et l'expression des sentiments. Si les premières toiles orientalistes, contemporaines de son arrivée à Tunis, accordaient encore une place prépondérante aux bijoux et autres accessoires (Ouled-Naïl de Biskra, 1916, Messaouda la Bédouine, également de 1916), voire au décor (Bournia, 1917), il n'en est plus de même à partir des années vingt. Saisir l'intimité d'un être, d'un visage, d'un peuple, voilà désormais ce qui préoccupera notre peintre et qui transparaît à maintes reprises à la vue de ces oeuvres.

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Femme tunisienne

Observateur attentif et respectueux, Roubtzoff saura approcher la réalité du pays et de ses habitants, apportant vérité et sincérité à un orientalisme qui en avait souvent manqué. Chez lui, pas d'almées langoureuses ni de bains turcs imaginaires. A ces vieux poncifs liés à l'Orient, Roubtzoff préfère évoquer les conditions de vie souvent difficile des Bédouines astreintes à toutes les corvées possibles : mouture des grains, cuisson des aliments, filage de la laine, tissage des couvertures. Ce refus des fioritures exotiques se traduit également par l'abandon de jeunes et séduisants modèles pour des figures infiniment plus réalistes et saisissantes (Alia filant la laine, 1925). Toute l'oeuvre d'Alexandre Roubtzoff est marquée par la volonté d'éviter les clichés faciles qui ont toujours abondé dans la peinture orientaliste, aussi minimes soient-ils : " Les palmiers ne sont pas nécessairement verts... Même aux expositions de peinture, on voit beaucoup de palmiers d'un vert cru, sans aucune distinction, parce que la plupart des peintres n'ont pas pris le soin de comparer les multiples nuances du vert ou bien leur vision n'était pas suffisamment exercée pour pouvoir approfondir les subtilités de chaque nuance. II est beaucoup plus simple d'étaler partout du vert épinard. "

Voyageur infatigable, Roubtzoff sillonna la Tunisie pendant plus de trente ans. Aucune région ne lui était inconnue, certains sites lui paraissaient même inépuisables et feront l'objet de plusieurs séjours. Citons, par exemple, Gammarth et ses amandiers en fleurs (prétexte, chaque année au mois de janvier, à un véritable pèlerinage pictural), Nabeul et le fameux séchage des piments sur les murs des maisons qui offrait " toute une graduation des bruns ou des rouges sombres en passant par l'ocre rouge jusqu'à la garance... " mais aussi Mactar ou Kairouan et bien sûr Sidi Bou Saïd qu'il considérait comme un des plus beaux endroits au monde. Les nombreuses vues de ce lieu suffisent d'ailleurs à montrer la capacité du peintre à renouveler son inspiration devant un même motif.

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Les remparts de Sfax.

Fasciné par le Sud tunisien, l'artiste n'aura de cesse, au cours de ses pérégrinations, de pénétrer plus profondément à l'intérieur des terres. Sfax, Gafsa, Tozeur, Gabès, Matmata, Médénine et ses fameux ghorfas, R'deyef sont ainsi " capturés " par un pinceau qui s'affranchit de plus en plus du contour, de la ligne pour ne retenir que l'incendie des couleurs. En quelques années, le paysage devient son autre grand thème de prédilection, à côté des sujets orientalistes. Alfred Sisley affirmait que pour peindre la nature, il fallait avant tout en tomber amoureux. Il y a chez Roubtzoff un attachement, un amour immense pour cette terre de Tunisie qu'il avait toujours beaucoup de mal à quitter.

Devenu, au tournant des années vingt, une figure incontournable de la vie artistique à Tunis, ses oeuvres seront régulièrement exposées au Salon Tunisien et au Salon Nord-Africain. Aujourd'hui, sa place au sein du courant orientaliste dont il fut, pour le XXe siècle, sans doute un des plus grands représentants, n'est plus à faire mais il est grand temps de prendre connaissance de cet artiste au talent sûr qui n'a jamais cru devoir s'en tenir à un thème ou un style précis.

PATRICK DUBREUCQ

A lire
" Alexandre Roubtzoff, une vie en Tunisie ", Patrick Dubreucq avec la collaboration de l'Association Artistique Alexandre Roubtzoff, ACR Editions, Paris, 1996.

In l'Algérianiste n°78 de juin 1997

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