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Emile Aubry

Écrit par Suzanne Casanova. Associe a la categorie Peinture

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Emile Aubry
Photo de presse prise le jour de l'inauguration
 Emile Aubry
Sétif 1880 
-
Voutenay-sur-Cure 1964

 

Près d'Alger, au pied de la colline de Notre Dame d'Afrique, parmi les villas étagées dans les cyprès, les jacarandas, les bignonias, les glycines, dans cette exubérance de végétation méditerranéenne de couleurs et de parfums, s'ouvre l'atelier d Emile Aubry.

Près du haut portail à grille désuète, par devant les jardins qui mènent à l'habitation, un nom : " La Soubella ". Nom-souvenir, à peine francisé, de la première concession d'exploitation accordée à la famille en Algérie, près de Sétif, dans le massif montagneux de Bou-Thaleb.

Chaque année, Emile Aubry aime retrouver là ses pinceaux, ses notes, ses ébauches, ses esquisses, ses amis aussi.

La vaste baie vitrée qui donne sur la route Malakoff lui permet de voir arriver les visites. La porte ouverte laisse penser que l'on est attendu.

L'accueil est chaleureux, enthousiaste, toujours direct, dans une spontanéité et une sincérité qui plaisent à chacun et attirent.

L'un des premiers à saluer le retour est l'ami fidèle, peintre et journaliste, Pierre-Louis Ganne dont l'aide fut utile et efficace lors de l'exécution de la décoration de l'Opéra d'Alger.

Aussi, André Greck, sculpteur déjà reconnu par ses pairs bien avant d'obtenir le Premier Grand Prix de Rome.

Le peintre Bascoulès confiant, avec son accent rocailleux, ses difficultés à rendre sur la toile, à la fois, la matérialité et la transparence de l'atmosphère... ses efforts pour peindre le matelas d'air et, Yves Laty, si jeune, qui s'essaie au portrait par l'aquarelle ou le crayon et qui deviendra l'un de nos talentueux dessinateurs et rédacteurs publicitaires à Annecy.

Le monde païen d'Emile Aubry

Et puis, nous tous, ses neveux et nièces, nos camarades, qui venons pour une heure ou une journée, vivre près du maître, dans ce monde qu'il s'est créé et qu'il anime, sous nos yeux, par la magie du verbe et du dessin.
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Pastorale
Collection particulière

Monde merveilleux de héros, de dieux et de déesses qui s'éveillent sous le pinceau et nous content leurs aventures et leurs amours.

Empreinte d'une éducation traditionnelle gréco-latine reçue dans le sévère lycée Janson-de-Sailly où Emile Aubry fit ses humanités, peut-être.

Empreinte du courant artistique de l'époque, néo-classique, conservateur et académique qui l'entrainas aux Beaux-Arts dans l'école de Gérome et de Rochegrosse, peut-être.

Mais, bien plutôt, empreinte de ses longs séjours en Algérie retours au pays natal, pour des étés à la Leconte-de-Lisle, sur ces hauts plateaux arides, brûlés par un soleil qui colore de bistre et d'ocre la terre, la pierre et les hommes et dont la lumière accuse les contrastes en en révélant toute la grandeur et la majesté.

Là-bas, près de Bougaa-Lafayette, près d'Aïn-Roua ou de Guenzet, dans les Babor ou le Djurdjura, Emile Aubry a relevé sur le carnet qu'il porte constamment avec lui un paysage, une attitude, une silhouette; il en a précisé les couleurs, parfois ajouté une phrase, un vers qui lui sont venus en mémoire; et, ici, dans l'atelier, suspendues aux cimaises, rangées dans les cartons ou encore, en place sur les chevalets, les esquisses, exécutées d'après ces notes, scrupuleusement fouillées dans leur facture ou dans leur pâte, attendent de servir.

Et, il dessine... Il peint... II rêve

Le petit berger d'Aïn-Meddah qui veille sur ses chèvres en s'accompagnant de la flûte, devient quelque pâtre grec en extase, chantant la beauté du monde.

La femme digne et fière qui file sa laine à la tombée du jour se transforme en une divinité de sagesse à l'écoute du temps et de l'histoire.

L'homme aux muscles puissants qui bat le fer à la forge se métamorphose en un Vulcain délirant devant son feu.

Et nous, subjugués, tout autant mystifiés et passionnés suivons le train de ses visions grandioses.

Aujourd'hui encore, suis-je bien certaine de ne pas avoir aperçu, sur le chemin pierreux du Guergour qui, par-delà les rochers rouges, mène aux sources d'eau chaude, la chevauchée fantastique des Centaures, une de ses premières compositions ?

Ces œuvres ainsi réalisées à partir des documents rapportés d'Algérie, étaient pour la plupart exécutées dans son atelier parisien, 16 rue Chaptal. Elles disparaissaient dans les musées nationaux et internationaux et, souvent, nous n'en connaissions à Alger que la photographie ou la relation de presse parue en général dans l'Illustration, la revue illustrée de l'époque.

Les thèmes en sont mythologiques ou allégoriques. Ils lui permettent de mettre en scène des corps somptueusement nus. Les femmes sont robustes, aux jambes solides de statues antiques. Les hommes sont des athlètes à la musculature imposante. Une draperie, quelque fleur stylisée soulignent une courbe en s'harmonisant avec les teintes sobres et fondues d'un paysage imaginaire.

Avec une extrême rigueur professionnelle, Emile Aubry s'attache à respecter consciencieusement l'anatomie humaine ou animale. Aucun personnage n'est bâti de chic. Il travaille longuement au fusain ou au pinceau, d'après son modèle, et renouvelle ses esquisses jusqu'à atteindre une perfection qu'il juge toujours incomplète.

La peinture religieuse

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Jésus au bord du lac
Collection particulière

La spiritualité et la beauté des textes bibliques, l'inspirent également.

La halte au puits ou à la source, si fréquente dans l'Ancien et le Nouveau Testament, le conduit encore vers les paysages et es scènes de chez nous.

Alors, il va, pour un croquis, jusqu'à la fontaine, près du figuier.

De même, sur la route où défilent lentement les caravanes qui s'enfoncent vers le sud, il guette un costume, un visage ou le maintien altier de quelque Roi qui s'en irait vers l'Enfant, guidé par l'Etoile.

Le premier jet d'une Adoration est en place quand il a reconnu à la ferme, en la petite Romania la Bienheureuse obéissante à la Voix du Seigneur.

Une composition " Au pied de la Croix" l'accapare aussi.

Ecartant toute mièvrerie saint-sulpicienne et dans le respect des paroles évangéliques, il place Marie debout; sa main est posée sur la Croix dans un geste de confiance et d'espoir, qui s'oppose à celui du soldat romain dont le doigt, rageusement pointé vers les dés, accuse toute la bestialité.

Cette oeuvre lui vaut une nouvelle distinction au Salon.

...et la peinture officielle

Depuis 1907, date de son Prix de Rome il a également reçu la médaille d'or en 1920 le Prix Henner en 1926. II vient d'être décoré de ta Légion d'honneur.

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Hommage aux morts de la Guerre

Pour l'exposition coloniale, il se voit confier la composition de deux panneaux décoratifs qu'il réalise en une pastorale sous forme de diorama.

En 1934, il reçoit la médaille d'honneur du Salon pour le panneau destiné à la salle de la mairie du 5e arrondissement de Paris, en " Hommage aux morts de la guerre".

Bouleversante Pieta, veillée par deux Poilus se détachant sur un univers de désolation.

II met tout son coeur dans cette œuvre. C'est qu'il a vécu ces cinq années d'horreur en simple soldat (croix de guerre avec palmes) sur les fronts d'Argonne et de Champagne... dans les services du camouflage. ...Mais oui... Ainsi furent utilisées ses compétences en peinture!

En 1935, il devient membre du Comité des artistes français dont il préside le jury et, la même année, il reçoit la consécration finale : il est élu à l'Académie des Beaux-Arts.

Mais l'âge ne ralentit pas sa puissance de création.

Il travaille avec une rapidité étonnante et dans une totale maîtrise de son art.

Après une année entièrement consacrée à l'immense composition qui restera son chef-d'oeuvre, la décoration de l'Opéra d'Alger, il se remet au portrait, l'une de ses premières disciplines.

Le portraitiste

A Paris, en effet, au début de sa carrière, il avait déjà fixé sur la toile quelques visages célèbres : hommes politiques, chefs militaires, élégantes style 1920, coiffées à la garçonne, sautoir de perles autour du cou... Sa renommée s'était installée et il était devenu de bon ton, par delà l'Atlantique de faire faire, à Paris, son portrait par Emile Aubry.

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Frère du peintre
Collection particulière

De riches Américaines, Argentines, Chiliennes, Canadiennes, étaient ainsi passées dans son atelier, comblées par un mari avec lequel on était allé choisir, chez le couturier en vogue ou le fourreur en renom, la robe, l'étole ou la cape qui seraient portées pour les séances de pose, y ajoutant souvent le prestigieux bijou qui authentifierait au retour, tout autant que la signature du maître, le passage dans la capitale française.

Ainsi donc, désormais fixé à Alger pour des séjours prolongés, Emile Aubry va s'attacher à nouveau à saisir toujours mieux l'identité d'un être pour lui donner vie sur la toile.

Son intense sensibilité, son désir de connaître, de comprendre chacun l'incitent, avant les poses à de longues conversations, à des échanges qui le faisant se livrer tout autant qu'il reçoit, le conduisent à découvrir le personnage dans ses pensées les plus profondes.

Aussi ses portraits sont-ils d'abord une recherche de l'autre.

Recherche parfois non dénuée d'humour, car son regard pourtant presque naïf, bleu et si tendre, en vient facilement à s'aiguiser dans l'ironie pour faire mouche sur quelque bon mot!

Et comme d'ailleurs le même franc-parler habite son pinceau mieux vaut alors ne pas essayer de lui demander de dissimuler sur la toile quelque défaut ou imperfection physique qu'il aurait déjà noté.

Mais toujours, s'il tient à la représentation exacte de la vie, il s'attache, avant tout, à l'évocation des sentiments qui l'animent.

Une énumération des oeuvres ainsi réalisées à Alger serait difficile et risquerait surtout d'être incomplète mais, qui ne se souvient de la majesté du portrait du professeur Costantini, devant lequel certain étudiant se disait aussi intimidé que devant la haute stature du patron lui-même!... de la grâce de celui de Mme Valence, alliée à une finesse, une délicatesse toute immatérielle accentuée par le bleu étrange, clair et rare des yeux et de la robe.

Un tableau me semble tenir en lui tant de vérité que je le revois encore, par le seul souvenir, avec la même émotion qu'autrefois. C'est " l'Aveugle " de la bibliothèque. Dans un camaïeu couleur de terre, mêlant ses tons de misère sur le tas formé par l'homme accroupi contre la pierre, deux touches de blanc, deux ronds ternes et sans éclat, deux yeux morts, grands ouverts qui semblent vouloir sortir du visage fané pour chercher vers le ciel au-delà des plis sombres du burnous et du cadre de bois, quelque lumière d'éternité.

Le regard est poignant, d'une infinie tristesse qui vous entraîne dans sa désespérance, mais par son insistance et sa fixité terrifiante et cessant d'être un regard humain, il est devenu le regard de l'humanité enfermée dans sa nuit.

Le peintre en exécutant ce portrait, a-t-il voulu exprimer le symbole? Sans doute...

Lui qui, offrant ce tableau à son frère, l'avait placé entre les rayonnages de livres, dans la pièce la plus lumineuse, ouverte au soleil et à la mer, autant qu'à toutes les cultures de l'esprit.

Mais l'oeuvre d'Emile Aubry n'est-elle pas tout entière consacrée à l'image et au symbole? Avec un immense talent, sans grandiloquence, " Sans être davantage ni moral ni pédant ", Emile Aubry a su exprimer les grands sentiments humains dans leurs faiblesses ou leurs vertus, avec toute la valeur de sa personnalité et par le seul moyen d'un art ancré dans la beauté.

Suzanne Casanova.

In l'Algérianiste n° 40 de décembre 1987

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