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La Villa Abd-El-Tif (les premiers mécènes)

Écrit par Elizabeth Cazenave. Associe a la categorie Peinture

LE CLIMAT ARTISTIQUE EN ALGÉRIE AU DÉBUT DU SIÈCLE.

Lorsque l'institution Abd-el-Tif est créée en Algérie en 1907, la vie artistique s'était timidement organisée dans ce pays neuf, en construction, où les préoccupations matérielles l'emportaient sur les préoccupations spirituelles.

Charles JONNART, alors Gouverneur général de l'Algérie, conscient de la nécessité de développer une politique culturelle et après examen du rapport intitulé "Réflexions sur les arts et les industries d'art en Algérie", que lui avait adressé Arsène ALEXANDRE, célèbre critique d'art, propose de restaurer à ses frais la Villa Abd-el-Tif pour en faire une " Maison des artistes ". Cette villa turque du XVIIIe siècle située dans le quartier de Mustapha supérieur allait accueillir de jeunes artistes métropolitains jusqu'en 1961.

Les artistes algériens, eux, s'étaient affirmés en créant une association le 18 décembre 1897, dans la salle des adjudications à l'Hôtel de Ville. Elle portait le nom de "Société des artistes algériens" et réunissait artistes et amateurs. On trouvera parmi les sociétaires artistes, Ferdinand ANTONI, Armand ASSUS, Etienne CHEVALIER, Emile DECKERS, Etienne DINET, Maxime NOIRE, Georges ROCHEGROSSE auxquels viendront s'ajouter, au fil du temps, la plupart des artistes locaux.

Parmi les sociétaires mécènes on relève les noms de Lucien BORGEAUD, Frédéric LUNG, Louis MELEY, Gabriel MELIA, RICOME, des propriétaires, des entrepreneurs, des avocats, des professeurs... Le but de cette association était de constituer une société amicale des artistes algériens et de concourir à l'établissement d'une exposition permanente de peinture, sculpture, architecture et gravure. La jeune association modifia quelques mois plus tard sa raison sociale et prit définitivement comme intitulé "Société des artistes algériens et orientalistes", copie plus modeste de la "Société des artistes orientalistes français" créée en 1893.

Les premiers Abd-el-Tif sélectionnés par celle-ci et surtout par son président, Léonce BENEDITE, l'éminent conservateur du musée du Luxembourg, en faisaient partie. Ils deviendront également sociétaires de son homologue algérienne. Leur vie est donc au départ liée à celle de leurs condisciples en Algérie. L'histoire de la Villa Abd-el-Tif est intimement liée à l'épanouissement des Beaux-Arts dans ce pays où nos jeunes artistes s'intègrent vite, en dépit des rivalités. Un certain nombre d'entre eux parmi cette première génération fera carrière en Algérie.

Avant la première guerre mondiale, Léon CARRE et Marius de BUZON choisissent de s'installer en Algérie. Suivront ensuite Maurice BOUVIOLLE etJean Désiré BASCOULES. D'autres reviendront après leur séjour à la villa pour retrouver un pays qui les avait étonnés par la beauté de ses paysages, la richesse de la lumière, la diversité de ses populations.

Les premières expositions furent organisées avec le concours de la Société des Beaux-Arts, dans la salle de la rue du Marché, jusqu'en 1905. A partir de 1906 l'exposition annuelle de la Société tient ses assises dans la Salle Barthe et prend l'appellation prestigieuse de "Salons".

Le XIe salon de la "Société des artistes algériens et orientalistes" et les suivants furent installés dans les locaux du musée municipal. CAUVY,JOUVE, SIMON, POISSON, CARRE et tous les pensionnaires nommés jusqu'en 1914 y figurent. Ils offrent en plus à leurs amateurs, une exposition ouverte généralement au printemps, dans la Villa qui leur est réservée. Le tout Alger de l'époque s'y retrouve. Deux personnalités Louis MELEY et Frédéric LUNG, se distinguent comme mécènes. Ils soutiendront les destinées de ces jeunes boursiers et contribueront à l'épanouissement des arts jusqu'à son âge d'or dans les années 1925-1930.

Le gouvernement général de l'Algérie soutiendra une politique artistique en confiant à ces artistes la décoration des grands édifices publics comme le Palais d'Eté, les Délégations financières, le Foyer civique pour ne citer que les plus prestigieux.

LES MÉCÈNES : Louis MELEY ET Frédéric LUNG

Eloignés de la mère patrie et isolés de l'effervescence artistique parisienne du début du siècle, Louis MELEY et Frédéric LUNG vont s'attacher à réunir en Algérie des collections de peinture et de sculpture privilégiant la représentation de sujets maghrébins. Très vite, ils réuniront chez eux une intelligentsia artistique et intellectuelle et grâce à leur esprit d'humanistes éveillent dans cette colonie, sans tradition artistique européenne, un intérêt pour les choses de l'art qu'ils sauront communiquer à d'autres amateurs encore peu avertis et hésitants dans leur choix esthétique.

Louis MELEY, né en 1850 à Rives de Gier, dans la région de St Etienne, épouse en 1886 Madeleine Françoise MERAZZI et s'installe à trente kilomètres d'Alger dans la villa "El Bahari" (le Jardin de la mer) au bord de l'eau, non loin de la bourgade d'Aïn Taya. Louis MELEY joignait à ses qualités d'industriel averti et de parfait technicien, une âme d'artiste. Lorsqu'il rencontre le sol algérien en 1887, il est déterminé à conquérir un avenir prospère. Il fonde une fabrique de carrelages " La cimenterie Atlas ". Très connu dans ce monde des industriels pour sa probité et sa loyauté, il réalise d'importantes affaires qui lui permettent de donner une grande extension à ses usines et de créer plusieurs succursales dans les départements. Ses succès rapides dans le monde industriel méritent qu'on les mentionne.

La fortune de Louis MELEY une fois assurée, il peut se consacrer à sa passion de collectionneur. Sa finesse d'appréciation, son jugement sûr lui permettent d'acquérir un savoir pour distinguer les oeuvres d'art essentielles. Il voyage en Italie, le pays par excellence pour affiner sa sensibilité artistique, décore à l'italienne la Villa El Bahari et s'entoure d'une bibliothèque riche des meilleurs ouvrages dans le domaine de l'art. Sa curiosité d'amateur le pousse chaque année à venir en France par le paquebot "Eugène Pereire", qui faisait la liaison en trente-six heures. Sa première acquisition "La Minerve casquée" est un coup de maître puisqu'il va l'acheter directement à RODIN, avec lequel il s'était lié d'amitié. Cette collection prestigieuse réunissait, outre les oeuvres de RODIN, celles de BOURDELLE, DALOU, Maurice DENIS, MARQUET, RENOIR, GAUGUIN, BLANCHE, VOLLON mais également celles des Abd-el-Tif Jules MIGONNEY, Charles DUFRESNE, Jacques SIMON, Louis CARRE et Camille de BUZON.

Jules MIGONNEY, nommé pensionnaire en 1909, rendra hommage à Louis MELEY en exécutant son portrait dans une tradition académique, représentation sociale du mécène ; il fut réalisé en six ou sept séances de poses dans son appartement à Alger, rue Alfred de Musset. Les oeuvres orientalistes de COTTET, Lucien SIMON, DAUCHEZ - qui séjournera à El Bahari, venant de Bretagne sur son propre voilier -, Aman JEAN, Georges DESVALLIERES sont nombreuses ainsi que celles de leurs jeunes poulains.

Charles DUFRESNE - reçu en 1910 - sera l'un des plus appréciés et chaque dimanche il est invité à la villa où il retrouve Léonce BENEDITE. Le conservateur du Musée du Luxembourg, chargé de mission en Algérie, est profondément concerné par son avenir artistique, et prolonge ses séjours chez son ami MELEY. Les jeunes artistes savent se montrer courtois et sont soucieux d'animer la villa. Parmi les personnalités qu'ils reçoivent on distingue le bâtonnier REY, l'historien d'art SCHNEIDER, Jean ALAZARD, futur conservateur du musée d'Alger, Maurice DENIS et André MARQUET.

Une vie culturelle s'organise autour des deux principaux mécènes qui vont enrichir leurs collections en s'aventurant dans les galeries parisiennes et dans les ventes publiques. Un premier noyau d'oeuvres majeures vient orner les murs d'El Bahari : une toile fauve de MARQUET cohabite avec des, paysages de RENOIR, un FANTIN-LATOUR, "Le dôme de San Carlo" de COROT, puis un "Rouen" de LEPINE, des œuvres de ROUSSEL, GUILLAUMIN, une "Venise" de Maurice DENIS.

Les sculpteurs n'étaient pas oubliés. Aux œuvres de RODIN, viennent s'ajouter le "Beethoven" de BOURDELLE et des statues de DALOU. Tous ces achats sont consignés dans un livre véritable mine de renseignements, puisqu'il nous permet de connaître la date de l'achat, le prix et le lieu d'acquisition des oeuvres et d'apprécier l'ampleur de la collection. Il avait fixé à dix mille francs le crédit annuel consacré à sa collection. A chaque objet se rattache une histoire sous forme de correspondance que l'artiste adresse à son mécène. Louis MELEY y répondait toujours de façon chaleureuse et encourageante. Louis MELEY meurt en 1926, la villa El Bahari resta longtemps ce qu'elle était, sa collection fut ensuite partagée entre ses héritiers.

Frédéric LUNG son ami était originaire de Saint-Dié, dans les Vosges, où il était né en 1868. Il s'était fixé ensuite à Bordeaux avant de tenter l'aventure en Algérie, où il arrive en 1887. Il dirige un important négoce de vins et développe les qualités positives de l'homme d'affaires et les qualités spirituelles du collectionneur.

La qualité des oeuvres qu'il va réunir sur ce sol algérien est étonnante. Durant trente ans, M. et Mme LUNG accumulèrent patiemment des oeuvres modernes, les unes intéressant Alger, peintes par des pensionnaires de la Villa Abd-el-Tif, les autres dues aux grands peintres français contemporains et impressionnistes. Les tendances essentielles de la peinture moderne y sont représentées - le "Chien rouge" de Paul GAUGUIN provenant de la collection Durand Ruel côtoie UTRILLO et Pierre BONNARD. Comme son ami Louis MELEY, Frédéric LUNG suit avec intérêt, l'évolution du talent des jeunes boursiers, comme celui de Jean LAUNOIS qui sut analyser avec une extraordinaire acuité visuelle les visages exotiques, les plus caractéristiques de l'Afrique du Nord et de l'Indochine.

Charles DUFRESNE, un des peintres favoris du grand amateur algérois, correspond avec lui durant la guerre de 1914-18. Très atteint par les gaz, il est transféré à la section de camouflage où il est sous les ordres du lieutenant DUNOYER de SEGONZAC et où il retrouve d'autres artistes, entre autres Charles DESPIAU et Roger de la FRESNAYE. A ses moments de liberté, il peint des gouaches où il évoque la guerre, gouaches qu'il expédiait en rouleau à Frédéric LUNG qui de temps en temps lui envoyait un mandat pour améliorer l'ordinaire.

En 1938 la collection LUNG est présentée en partie au musée des Beaux-Arts d'Alger à l'occasion d'une rétrospective consacrée au jeune Abd-el-Tif Pierre Eugène CLAMENS, mort prématurément de tuberculose, puis en 1939 pour l'exposition de l'oeuvre de Richard MAGUET, victime de la guerre. Le sculpteur Albert POMMIER rend hommage à son mécène en gravant un médaillon à son effigie.

Le musée national des Beaux-Arts d'Alger consacre également, en 1947 une exposition à Charles DUFRESNE et à Jean LAUNOIS dont l'essentiel des oeuvres est emprunté à la collection LUNG. Cette collection exceptionnelle fera l'objet d'une donation aux Musées nationaux en 1958, accompagnée des dispositions libérales de la nièce du collectionneur Mlle Henriette LUNG. Il était stipulé que certaines oeuvres pourraient, conformément aux dernières volontés exprimées par la testatrice, être mises en dépôt au musée des Beaux-Arts d'Alger, celles en particulier qui se rapportent à l'Afrique du Nord. La part des dessins de la donation LUNG au Louvre, tout en étant beaucoup moins importante que celle de la peinture, apporte d'intéressants éléments sur les études orientalistes de DELACROIX et de FROMENTIN. Cinquante-six oeuvres ont été versées au Musée National d'Art Moderne dont des oeuvres de BONNARD, MATISSE, MARQUET, de la FRESNAYE, les aquarelles de DUNOYER de SEGONZAC et Charles DUFRESNE.

Deux collections parmi les plus importantes de l'art français se sont constituées en Algérie au début du siècle, à la manière "américaine". Une différence s'impose pourtant ; les grands industriels du nouveau monde se faisaient conseiller par des experts, des historiens d'art et organisaient leurs achats souvent avec l'aide de courtiers. Louis MELEY et Frédéric LUNG profondément individualistes, agissaient en autodidactes, en entretenant des liens d'amitié avec les artistes qui souvent par correspondance leur signalaient les événements d'importance de la vie artistique parisienne. Ils ont su affirmer leur goût en sélectionnant des oeuvres d'art représentant le pays où ils avaient choisi de s'installer, oeuvres originales à caractère lumineux, riches de couleurs où le sentiment de l'espace domine et d'un grand intérêt documentaire et historique.

Aujourd'hui les adhérents de l'Association "Les Abd-el-Tif" ont pris le relais des mécènes d'hier. Ils sont réunis afin de faire revivre l'histoire de cette illustre " Maison des Artistes "

Elisabeth CAZENAVE

In " l'Algérianiste " n° 65 de mars 1994

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