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Camille Saint-Saëns, sa musique et l'Algérie

Écrit par Jeanne Guion de Méritens. Associe a la categorie Musique

Saint sans01Camille Saint-Saëns est né à Paris, le 9 octobre 1835, d'une mère d'origine champenoise et d'un père normand.
Très tôt il manifeste des dons étonnants pour la musique. II est d'une précocité exceptionnelle : tout bébé, tapotant un piano, il comprend immédiatement qu'une suite de notes peut être une mélodie.

 

Un enfant précoce, un organiste d'exception

A cinq ans, il envoie une de ses compositions à M. Ingres, qui le remercie en lui offrant une ravissante miniature représentant Mozart, avec cette dédicace : " A Monsieur Saint-Saëns, charmant interprète de l'artiste divin."

En 1842 (il a sept ans) il aborde le latin, les sciences, l'arithmétique, la géométrie, le grec …

A dix ans il donne son premier concert à la salle Pleyel : œuvres pour piano seul et avec orchestre (programme " effarouchant" a-t-on dit), 4e concerto en si bémol de Mozart, air varié et fugue de Haendel, toccata de Kalkebrenner, sonate de Hummel, prélude et fugue de Bach, et concerto de Beethoven. Le succès est considérable!

A quatorze ans, il entre au Conservatoire, à seize ans, il obtient un premier prix d'orgue.

A dix-huit ans, il est organiste à Saint-Merry où il restera cinq ans.

En 1858 le voici titulaire des orgues de la Madeleine, qu'il tiendra jusqu'en 1877.

Qualifié par Liszt de " plus grand organiste du monde", il a un talent d'improvisateur exceptionnel. Ses improvisations, qui ne furent jamais écrites, ont été écoutées par de grands artistes.

Un compositeur particulièrement fécond

Ayant fait un petit héritage qui le dégageait de cette activité lucrative, il quitte la Madeleine où il est remplacé par Théodore Dubois à l'orgue, et par Gabriel Fauré comme maître de chapelle.

II se consacre alors davantage à la composition et aux concerts.

Que compose-t-il? Son œuvre est considérable : il aborde tous les domaines, tous les genres. C'est le compositeur le plus fécond de sa génération : opéras, concertos, poèmes symphoniques, mélodies... plus de 170 titres figurent à son répertoire.

Saint-Saëns était un homme très cultivé, doué d'une mémoire exceptionnelle et d'une énorme puissance de travail. II s'intéresse à tout, à l'archéologie, à l'astronomie (son achat avec le premier argent provenant de la vente de six petits duos fut une lunette pour observer le ciel). II apprend plusieurs langues étrangères, il suit des cours de chant, il écrit des poèmes, il écrit sur la peinture, la littérature; son style est très agréable, très clair; il a le don des phrases élégantes, des formules imagées.

Dans son ouvrage Mémoires d'un artiste, Gounod a dit de lui : " C'est une personnalité musicale telle que je n'en connais pas d'autre. II possède une érudition unique dans son art : les maîtres, il les connaît de mémoire : il maîtrise en se jouant l'orchestre aussi bien que le piano. II possède un pouvoir représentatif extrêmement rare, tout comme un talent étonnant d'assimilation. II pourrait, si on le lui demandait, composer une œuvre dans la manière de Rossini, dans celle de Verdi, de Schubert ou de Wagner, car il connaît tous ces musiciens de fond en comble, et c'est peut-être pourquoi il est à l'abri de la tentation d'imiter l'un d'eux ".

Quels sont les caractères de sa musique? C'est un musicien si divers qu'on ne saurait le qualifier en quelques phrases.

C'est un compositeur éminemment français et un défenseur opiniâtre de la musique française.

On a dit de lui qu'il était l'image de l'équilibre idéal, que son couvre était faite de raison, d'équilibre et de force. II est très attaché à la tradition des classiques : c'est lui qui a revu et fait publier tout l'œuvre de Rameau.

On a dit aussi de lui que la forme l'intéressait davantage que l'expression, que son tempérament était plus classique que romantique, que, pour lui, l'émotion doit naître des qualités artistiques de l'œuvre. Il a d'ailleurs dit : " pour moi, l'art c'est la forme ".

Certains chroniqueurs, vantant les mérites de ses œuvres, de leurs qualités d'élégance, de clarté, les richesses harmoniques d'une orchestration savante, ajoutent qu'il manque peut-être la flamme, l'élan qui vient du cœur.

Sans doute, n'éprouve-t-on pas cette exaltation, ces élans passionnés ressentis à l'écoute de certains passages de Verdi, par exemple, mais ne ressent-on pas cet enthousiasme, cette... petite ivresse mentale que donnent les belles choses? Cette admiration sans bornes comparable à celle éprouvée devant une Pieta ou le David de Michel Ange?

N'oublions pas tout ce que la musique française lui doit, spécialement un retour aux sources les plus pures et les plus nobles.

II a une activité débordante : en 1871 il a fondé la Société nationale de musique, II a énormément voyagé. II a été le successeur de Niedermeyer à la tête de l'école de musique fondée par ce dernier.

Matériellement, il a eu une vie facile, c'est-à-dire qu'il n'a pas eu de soucis d'argent. Mais sa vie n'a pas été exempte de soucis familiaux ni même de drames. II s'était marié et avait eu deux enfants : ses deux garçons mourront l'un après l'autre, l'un à l'âge de deux ans en tombant d'une fenêtre, le second quelques mois plus tard. Saint-Saëns a rendu sa femme responsable de ces deux événements et, au cours d'un séjour de vacances, il la quitta et disparut sans la prévenir, ne lui écrivant que quelques jours plus tard. Après ce drame et ce geste inexplicable, il se jette à corps perdu dans le travail et c'est l'une des périodes les plus fécondes de sa carrière.

Premier séjour en Algérie (1873) et autres voyages

Cette activité était-elle le signe d'une santé robuste? Non. II était d'une constitution plutôt fragile, ayant peut-être hérité du tempérament de son père, mort de phtisie.

C'est à cause de cette santé délicate que, sur les conseils de son médecin, il vint pour la première fois en Algérie. Nous sommes en 1873, il a trente-huit ans.

Est-il arrivé " par une mer de soie, sous un ciel pur... " comme le dit si joliment Fromentin au début de son Hiver dans le Sahel ?,Sans doute : sa première impression est un éblouissement!

Saint-Saëns a reconnu plus tard que ce premier voyage avait été son salut.

II s'installe pour deux mois dans une villa mauresque à la Pointe-Pescade. Ce séjour bienfaisant, au calme complet, dans ce climat si doux, lui est très salutaire.

A un ami il écrivait : " Nul ne vient en ces lieux, pas de voix ennemies qui troublent le silence et son rythme divin"!

II s'intéressait depuis longtemps au théâtre : il avait composé deux actes de Samson, il écrit le troisième à Alger.

II avait la certitude que le climat algérien lui était indispensable, qu'Alger était son havre salutaire.

II y retourna le plus souvent possible après des séjours plus ou moins longs à Paris ou à l'étranger, où sa présence pour des concerts était indispensable. II voyage en effet beaucoup, en Egypte, en Italie, à Tunis, à Ceylan, en Espagne. Chaque fois qu'il revient en Algérie, c'est toujours après des périodes de fatigue intense, voire d'état maladif lorsque sa vie est en danger. A chacun de ses séjours, il reprend des forces et se remet à la composition.

Indépendamment des soucis de santé, il en avait d'autre nature; par exemple en 1887 pour son opéra Ascanio avec l'Opéra de Paris : il y avait à ce moment-là deux directeurs qui n'étaient jamais d'accord; le désordre le plus complet régnait dans la maison, les artistes se distribuaient les rôles entre eux!

Entre-temps, Saint-Saëns se consacre à la poésie : il a publié plusieurs recueils, Harmonies et Mélodies, Rimes familières et il écrit aussi une série d'articles sur Berlioz et sur " Le métronome et l'espace céleste- dans la Revue bleue.

Et Samson? Le troisième acte achevé à Alger, l'œuvre est complète. C'est grâce à Liszt que Samson fut représenté pour la première fois à Weimar en 1877. Treize ans plus tard, il est joué à Rouen; le succès fut considérable. Mais toujours pas de Samson à Paris, alors qu'il était représenté avec succès à Bordeaux, à Genève, Toulouse, Nantes, Dijon, à Alger, Montpellier Florence... Tant et si bien qu'à la nouvelle de ces succès, Saint-Saëns déclare que si Samson n'est pas joué à l'Opéra dans l'année, il se fixera définitivement à Alger.

C'est que pour lui, Samson est son œuvre maîtresse : " da plus grands que moi ont ainsi un point culminant, a-t-il dit, Faust pour Gounod, la Juive pour Halévy, Don Juan pour Mozart, Phèdre pour Racine, le Misanthrope pour Molière... "

Enfin, le 23 novembre 1882 Samson entre à l'Opéra! La capitale française consacrait enfin le grand compositeur en présence du président Carnot et du grand duc Wladimir de Russie : l'accueil fut triomphal!

Nouveaux séjours à Alger

Les impressions ressenties à Alger étaient si fortes qu'elles lui ont inspiré des œuvres comme la Suite algérienne en partie descriptive, écrite presque entièrement loin de l'Algérie, sur les rives de la mer du Nord.

A Alger, il déménage et va s'installer à Mustapha, au "Village d'Isly " à la villa Sintès. Plus tard, il retournera à la Pointe-Pescade, qui décidément avait sa préférence.

II écrit une petite comédie, la Crampe des écrivains, qui sera jouée au théâtre municipal d'Alger.

II peint notamment un Clair de lune sur la baie d'Alger, dont il fait don à la Société des Beaux-Arts. Pendant l'hiver 1891 / 1892 il vint souvent aux petits concerts du lundi de cette société. Le président, Paul Samary, le proposa comme président d'honneur : élu par acclamations il assista au banquet offert en son honneur le 5 avril 1892, et il joua au concert qui suivit dans cette salle des Beaux-Arts que les mélomanes d'Alger connaissaient bien.

Au cours d'un séjour à Alger, il compose un délicieux caprice en deux actes, Phriné, qui fut joué à Paris en mai 1893

Saint-Saëns était revenu à Paris à cette occasion, et y restera plusieurs années, ne revenant à Alger qu'en 1905.

En 1907, il va à Dieppe, assister à l'inauguration de sa statue due à Marqueste.

II sera absent d'Alger pendant cinq ans. Ce n'est qu'en 1910, fatigué par une vie harassante, qu'il vient faire une cure à Hammam Righa puis revient à Alger. II y surveille les répétitions de cinq de ses œuvres montées par le théâtre municipal d'Alger : Samson, Henri VIII, Phryné, 1 Ancêtre, Javotte.

II passera les années de guerre en France, souffrant de la privation du climat algérien et revient à Alger en 1918. De nouveau cure à Hammam Righa, puis séjour à Alger, où il compose un hymne à la gloire des Alliés : Cyprès et Lauriers.

En somme, il est venu à plus de douze reprises en Algérie.

Quand on pense à son état de santé, aux conditions de voyage de l'époque, on réalise l'importance qu'avaient pour lui ces séjours bienfaisants. N'oublions pas qu'il a vécu jusqu'à quatre-vingt-six ans.

Sait-on que le frère du Khédive avait mis à sa disposition, dans sa propriété au milieu du Nil, dans l'île de Rodha, entourée des eaux du fleuve superbe, un délicieux pavillon? On y pouvait voir un salon aux lambris dorés, style Alhambra de Grenade, au milieu des palmiers, des figuiers, des profusions de roses. Eh bien! à ce site idyllique, Saint-Saëns a préféré sa blanche villa d'Alger!

Comment s'en étonner, même pour qui connaît la splendeur du Nil ? Souvenons nous de nos jardins... leur calme, leur silence, le repos bienfaisant dans une atmosphère tiède et lumineuse... ces jardins à la végétation luxuriante dès qu'ils étaient bien arrosés et à l'abri du vent de mer. Imaginons quelle sérénité Saint-Saëns devait connaître, à l'ombre d'une tonnelle de glycine... Combien un tel artiste devait être sensible à ces heures bénies, sans rien avoir à faire qu'à se reposer, à respirer le parfum subtil et pénétrant des orangers... à écouter sans rien entendre que " le silence et son rythme divin"!

" Ma douce Algérie, disait-il, quelle volupté que de respirer le parfum de tes orangers!"

Ses amis algérois

Saint-Saëns avait beaucoup d'amis à Alger : la famille de Galland, Charles Simien, les Warnier, les Laquière, le pianiste Vincent Llorca avec lequel il a donné plusieurs concerts à Alger.

Jean Bonnerot, son secrétaire et exécuteur testamentaire, l'un de ceux qui l'ont le mieux connu, a écrit un livre dans lequel on peut lire ce passage sur la dernière partie de sa vie

Sentant ses doigts en excellent état, et voulant offrir à ses amis le délicat hommage d'une audition choisie, il joue à la salle des Beaux-Arts le 16 janvier 1920 (il avait alors quatre-vingt-cinq ans) un impromptu de Chopin, un adagio de Beethoven, Tourbillon, et les Cyclopes, de Rameau, son caprice sur les airs de ballet de l'Alceste de Glück, Cyprès et Lauriers arrangé pour deux pianos, et des fragments de sa Suite algérienne. II fait la surprise pendant l'entracte, de prononcer une petite conférence sur La Fontaine et d'en dire deux fables. Le succès est tel qu'il redonne le même programme le 20 janvier. Puis, avant de partir pour Oran pour un nouveau concert le 9 février, il dédie à Charles de Galland une élégie pour violon et piano et compose à l'intention du professeur Philip six fugues pour le piano et une odelette pour flûte.

" A peine prend-il le temps de se soigner quelques jours à Hammam Righa et le voici revenu à Alger pour un dernier concert le 23 mars, avant de s'embarquer le 5 avril."

Ces quelques lignes sont éloquentes pour illustrer sa prodigieuse activité malgré son grand âge.

Mort de Saint-Saëns à l'hôtel de l'Oasis (16 décembre 1921)

II reviendra à Alger en décembre 1921 pour la dernière fois.

II s'installe à l'hôtel de l'Oasis, en face de la baie qu'il ne se lassait pas d'admirer, ayant sans doute préféré ce logis à celui de la Pointe-Pescade à cause de la saison.

II travaille encore : puis, le 16 décembre, après dîner, il rentre à l'hôtel, adressant quelques mots aimables aux musiciens qui jouaient dans les salons, notamment à MM. Demmanches et Desbrosses.

II avait fait une partie de dominos, qu'il avait gagnée, il avait même dessiné une petite fleurette sur le papier où l'on marquait les points, en un mot, il état calme, il était heureux.

Après cette calme soirée, il s'en fut au lit.

Vers les 10 heures du soir, il mourut doucement... On peut dire qu'il s'éteignit.

La nouvelle se répandit dans la ville où il était très connu : les musiciens de l'orchestre le veillèrent toute la nuit.

Ses funérailles, imposantes, furent célébrées à la cathédrale d'Alger, où la bière, sous des monceaux de fleurs, avait été portée entre des files de soldats présentant les armes.

L'archevêque, Mgr Leynaud, officiait.

Empruntons ces dernières lignes à un document paru sous l'égide du service d'information du gouvernement général de l'Algérie, dû à la plume de Raoul de Galland et de Léo Barbès

Tous les musiciens de la ville s'étaient unis en un dernier hommage au grand homme devant qui ils avaient si souvent joué : la Marche héroïque fut exécutée par l'orchestre, puis le Cygne par le violoncelliste Robert Néri et enfin la Marche funèbre de Beethoven.

Une foule immense et recueillie salua le cortège entre la cathédrale et le port. Les proches, les amis, l'Association des étudiants, suivaient le corbillard. A l'embarcadère, le gouverneur général Steeg prononça un émouvant discours. Puis, le navire, sur lequel une chapelle ardente avait été dressée, largua ses amarres, et s'en fut vers le Nord, laissant après lui, dans le ciel, une fumée..."

Par cette grandiose cérémonie, cette ferveur admirative, Alger a témoigné sa reconnaissance envers cet artiste éminent qui l'avait tant aimée. Son nom a été donné à une grande artère de la ville.

Si l'on devait faire le point et essayer de résumer ce que l'Algérie a apporté à Saint-Saëns et à sa musique, on pourrait dire d'abord, que sans les séjours bienfaisants qu'il y fit, il n'aurait probablement pas vécu aussi longtemps. Il n'aurait peut-être pas achevé Samson, cet admirable opéra, un des plus beaux opéras français.

Aurait-il eu ces heureuses inspirations, puisées dans ses impressions et son amour de l'Algérie?

Aurait-il vécu, ailleurs, ces années heureuses ?

Raoul de Galland et Léo Barbès dans le document déjà cité, disent encore : " Ce haut dignitaire de la Légion d'honneur, docteur honoris causa de l'Université de Cambridge, ce membre de l'Institut, cet illustre musicien qui, dans l'histoire de l'art français du 19e siècle, tient une place éminente, a, de sa propre dilection, lié une partie de sa vie et de son œuvre à l'Algérie, où, avec un bonheur publiquement exprimé, il revint séjourner longtemps et de nombreuses fois, où il est mort enfin, y laissant un souvenir profond, des amis et des admirateurs qui tirent encore honneur et ressentent quelque fierté de l'avoir connu dans l'intimité " .

Pour nous, qui ne l'avons pas connu dans l'intimité, mais qui aimons ses œuvres, nous pouvons conclure que, pour lui, Alger et la musique ont été inséparables et ont prévalu dans toute son existence.

Et bien que nous sachions que la musique n'a pas de patrie et qu'importe peu la nationalité de celui qui la compose ou qui la joue, nous sommes tout de même fiers que ce soit un Français qui ait composé Samson et Dalila.

Nous aussi nous aimions l'Algérie, nous y avons été heureux, et quant à la musique... n'est-ce pas la plus belle chose au monde, ou du moins l'une des plus belles, la seule, en tout cas, qui ne déçoive jamais?

Jeanne Guion de Méritens.

In l'Algerianiste n°37 de mars 1989

 

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