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Victor Barrucand protecteur des arts à Alger

Écrit par Céline Keller. Associe a la categorie Autres Arts


Victor Barrucand
(Coll. Particulière)




« M. Victor Barrucand était fort connu dans le monde des lettres à Paris. (...) La capitale lui prodiguait tous ses lauriers. Or, M. Victor Barrucand s'en fut un jour en Algérie. Et toute la nature harmonieuse, et toute la beauté de la mer infinie, et tout le bleu du ciel, et toutes les fleurs s'unirent pour faire à tout jamais la conquête de son esprit d’élite et de son âme rêveuse. Exemple si rare en cet égoïste monde, M. Victor Barrucand abandonna sa propre gloire et son renom fait à Paris pour aller désormais vivre en Algérie. Là-bas, il a accompli une œuvre remarquable »

                                                    
Jean Mélia, Le Radical, 30 novembre 1910


Victor Barrucand protecteur des arts à Alger

Victor Barrucand n'était pas un collectionneur, encore moins un mécène mais un critique d'art, un observateur et un protecteur dévoué de jeunes talents. Algérois pendant plus de trente ans, il fait partie de ce petit cercle d'érudits et d'esthètes attentifs à l'éveil d'un mouvement artistique propre à l'Algérie.

Fils de chausseurs poitevins, Victor Barrucand (Poitiers 1864 - El Biar 1939) quitte très jeune le foyer familial pour aller étudier la flûte et l'harmonie au Conservatoire de musique à Paris. Il gagne sa vie comme musicien d'orchestre et se fait connaître comme poète. Ses Rythmes et rimes (1886) et quatre recueils mensuels intitulés Le Poème (1889) lui ouvrent les portes des cénacle. Il est reçu chez Stéphane Mallarmé, Catulle Mendès et Théodore de Banville où il rencontre un futur grand ami, le peintre Georges Rochegrosse.
Familier de Léon Willette et de Puvis de Chavannes, Victor Barrucand fréquente l'un des frères Cros, Henri, sculpteur qui a redécouvert la technique de la pâte de verre. Il lui consacre une importante étude dans L'Art dans les Deux Mondes.

Il embrasse l'idéal libertaire dans les années 1890, collabore activement à « l'Endehors » de Zo d'Axa où il se fait polémiste et écrivain social, militant contre les misères de la société. Puis il devient jusqu'en 1900 l'un des piliers de la Revue blanche aux côtés de Félix Fénéon, rédacteur et critique d'art discret, futur vendeur génial de la galerie parisienne Bernheim.
Ses nombreuses collaborations sont régulièrement illustrées par les « peintres de la Revue blanche » : bois gravés de Félix Vallotton (Victor Barrucand, Léopardi, Léon Pourtau, Alexandre Herzen), dessin du général Rossignol par Edouard Vuillard, de Zo d'Axa par Steinlen.. Henri de Toulouse-Lautrec réalise le décor du Chariot de terre cuite, beau drame hindou adapté par Barrucand en 1895 (1). Bonnard donnera plus tard sept dessins à son recueil de poésies D'un Pays plus beau (2).

Mais plus que le journalisme, c'est l'action qui l'attire dans les années 1895-1900. Victor Barrucand s'engage; il lance - sans succès - le projet de la distribution gratuite du pain, se présente aux élections législatives d'Aix-en-Provence avec un programme fédéraliste, avant de se jeter à corps perdu dans la bataille dreyfusarde (Rennes, 1899).


Peinture de Maxime Noiré, huile sur toile, coll. Victor Barrucand

Ses talents de journaliste sont appréciés et la Ligue des Droits de l'Homme l'envoie à Alger en 1900 comme rédacteur en chef du quotidien Les Nouvelles pour combattre les menées antijuives. Mais excédé par les pressions politiques, Victor Barrucand fonde son propre journal en 1902: l'Akhbar, journal bilingue attaché à la défense des « indigènes » . C'est dans cet esprit qu'il engage Isabelle Eberhardt comme reporter. Quand elle meurt, en 1904, il rassemblera l'essentiel de ses écrits dans quatre volumes publiés chez Fasquelle. L'une des nouvelles d'Isabelle Eberhardt, Pleurs d'amandiers, est dédiée à Maxime Noiré « le peintre des horizons en feu et des amandiers en pleurs » avec qui elle passa quelque temps dans le Sud-Oranais. Victor Barrucand, qui le connaissait bien, ne tarit pas d'éloges sur le travail de son ami; « Noiré, c'est la romance du désert, « le chant de flûte des Hauts-Plateaux, la caresse jasminée du littoral. Avec sa barbe de fleuve et son faux air de Rodin, il fut le père audacieux de la peinture nord-africaine, celui qui marque une date, un départ et une arrivée » (3)

Cet amour de l'Algérie le rapproche aussi naturellement d'Etienne Dinet, installé à Bou Saâda dès 1904. Victor Barrucand est en relation personnelle avec le peintre et signale toutes ses créations, œuvres plastiques ou littéraires. Les deux hommes partagent le même désir de rapprochement franco-arabe. À sa mort, Victor Barrucand écrit dans l'Akhbar :
« Il fut l'exemple le plus probant de la sympathie française pour l'Islam. Son enthousiaste attachement à la terre d'Afrique resserre encore les liens qui unissaient son pays de naissance et son lieu d'élection morale » (4)


Georges Rochegrosse, Peinture à l’huile 29x21 cm, coll Victor Barrucand.
Dèdicasse écrite sur le tableau :
« A Victor Barrucand, tout petit témoignage d’une grande affection..Alger 1908 »


À Alger, Victor Barrucand retrouve une ancienne connaissance des salons artistiques parisiens: Georges Rochegrosse,beau-fils de
Théodore de Banville, à qui Victor Barrucand vouait une réelle dévotion.

Installé chaque hiver à El-Biar dès 1900, le peintre était pour Victor Barrucand un ami fraternel plus qu'un voisin illustre.
C'est pour lui qu'il édite en 1917 un petit recueil de critiques de Théodore de Banville:
« Un soir, dans sa maison d'El-Biar, sur l'autre rive de la Méditerranée, au balcon du Sahel d'où le regard plonge sur la ville en bas, sur la mer au loin, nous parlions de Théodore de Banville et de ses feuilletons. Quel beau livre ce serait, disions-nous, qu'un seul volume d'extraits choisis offrant en une fois le Banville de tant de semaines! Ce livre, nous l'avons voulu, sans trop nous attarder aux difficultés de sa sélection, aux objections des libraires et à tout ce que nous savions du goût moderne pour les "actualités de cinq minutes" » (5).

En 1914, Georges Rochegrosse, Etienne Dinet et Maxime Noiré donnent tous trois des reproductions de leurs tableaux pour illustrer les Notes de route, d'Isabelle Eberhardt rassemblées et publiées par Victor Barrucand. En 1920 un autre recueil illustré par Matisse faillit voir le jour sous l'égide de Félix Fénéon et Victor Barrucand.

Mais autant qu'un admirateur et un ami de grands artistes reconnus, Victor Barrucand est aussi un découvreur et un promoteur de jeunes talents. Dans l’Akhbar, Victor Barrucand suit assidûment toutes les manifestations artistiques algériennes, rend compte des salons et expositions, reproduit les discours, annonce les concours.

En 1906, il s'implique dans la fondation de la Villa Abd-el-Tif. De novembre à décembre, il publie dans l'Akhbar quatre articles d'Arsène Alexandre, Réflexions sur les Arts et les Industries d'art en Algérie. Il les rassemble en une édition spéciale en 1907 et communique ces doléances à Jonnart, qui charge Léonce Bénédite de sélectionner les premiers pensionnaires et de mettre en œuvre le projet culturel. Dans l'Algérie et les peintres orientalistes, Victor Barrucand précise :
« Arsène Alexandre concluait en faveur de la fondation d'une nouvelle « villa Médicis » à Alger. Il en désignait même l'emplacement que nous avions repéré au cours d'une promenade que nous fîmes ensemble avec Maxime Noiré et Henri Mahaut ».

Quinze ans plus tard, le 11 juin 1920, Arsène Alexandre, alors critique d'art au Figaro envoie ses félicitations à son « cher ami », sans doute suite à l'envoi de Pages d'Islam. Il se souvient: « La vie m'a maintenant orienté bien loin de l'Algérie, et je n'ai plus l'âge de refaire des projets de ce côté, mais j'ai conservé un beau quoique trop bref souvenir de ma promenade et de nos relations » (6)

De tous les artistes que Victor Barrucand a soutenus (Marius de Buzon, Maurice Bouviolle, Armand Assus, Louis Antoni, André Suréda, Charles Brouty parmi tant d'autres), c'est avec Léon et Ketty Carré que Victor Barrucand entretient les relations les plus intimes, des relations fraternelle même. On sent une grande tendresse dans les lignes qu'il consacre à ses amis: « Avec Léon Carré, l'art algérien s'est appliqué à sertir le joyau, à aimer la terre que nous foulons, à jeter sur les choses un regard franciscain, à considérer la fleure en elle-même et l'arbre en son essence. Les gouaches de Ketty Carré sont ce que l'Afrique du Nord a produit de plus oriental (...) Ses œuvres des poèmes pensés,médités, expressifs et naïfs comme des sourires »(7)
En 1917, Victor Barrucand intercède auprès de son ami le général Lyautey pour pensionner Léon Carré au Maroc, nous ignorons les suites de ce projet. Il lui commande avant la guerre vingt illustrations pour une édition bibliophilique du Chariot de Terre cuite (Piazza, 1921). Victor Barrucand est sans doute pour beaucoup dans l'édition en douze volumes des Mille et u Nuits de son ami Mardrus illustrée de 150 planches par Léon Carré. demande à Ketty une couverture pour le recueil l'Algérie et les peintres orientalistes.
À partir des années vingt et sans délaisser l'Akhbar, Victor Barrucand tient à la Dépêche algérienne la chronique littéraire, musicale et artistique. Le directeur, Lucien Perrier, raconte :


Léon Carré « Paysage de la Kabylie » 24x24 cm, col Victor Barrucand




 « Et, du reste, cet art du critique dans quoi il excellait, ce n'est pas aux lecteurs de Dépêche qu'il faut en dévoiler toute la fine saveur, tout le charme pénétrant, toute l'acuité frissonnante. Ce style unique, nos lecteurs l'ont apprécié dans toutes rubriques signées d'un nom qui, même de l'autre côté de la Méditerranée, s’auréolait de la plus enviable réputation. Les chroniques littéraires, d'art musical ou pictural, de Victor Barrucand étaient suivies, nous le disons avec orgueil, par l'élite algérienne et métropolitaine. Notre ami apportait du reste un soin jaloux à défendre les idéaux les plus élevés. Il conservait intact au fond de son azur les formes les plus nobles de l'art. Sa louange avait du prix autant que sa critique était redoutée; mais il se gardait aussi d'être parfois trop sévère dans l'élan où l'emportait son amour désintéressé des œuvres achevées » (8)
Nous gardons aujourd'hui un écho de ce style si personnel et si passionné dans l'Algérie et les Peintres orientalistes, album en deux tomes publié à l'occassion du Centenaire de l'Algérie (9)M. Pierre Dimech reconnaissait l'autorité de cet « Ouvrage notoire, recherché aujourd'hui par tous les amateurs de peinture sur l'Afrique du Nord (on dit « le Barrucand » comme on dit le < Robert ») »(10)

Céline Keller

In « l’Algérianiste » n° 101, année 2003

Notes:
★   Conservateur adjoint. Bibliothèque départementale de l’Isère.
1 - Le Chariot de terre cuite, 5 actes d'après la pièce du théâtre indien attribuée au roi Soudraka, Savine, Paris, 1895. Couverture illustrée par Toulouse-Lautrec.
2 - D'un pays plus beau: Afrique, Espagne, Italie, heures de France, variations sur des thèmes étrangers..., éditions de l'Akhbar, Alger, 1910. Illustrations de Pierre Bonnard.
3 - L'Algérie et les Peintres orientalistes, p. 14.
4 - Akhbar,15 janvier 1930.
5 -BANVILLE Théodore (de), Critiques, Choix et préface par Victor Barrucand, Fasquelle, 1917, p. 24.
6 - Centre des Archives d'Outre-mer, correspondance de Victor Barrucand : 31 MIOM 32, n° 32.
7 - L'Algérie et les Peintres orientalistes, p. 18.     ,_
8 - PERRIER Lucien La Dépêche algérienne, 14 mars 1934, p. 2.
9 - L'Algérie et les Peintres orientalistes, Arthaud, Grenoble, 1930, deux volumes in-folio. Couvertures de Ketty Carré et Mohammed Racim. Hors textes de Louis Antoni,
Armand Assus, Maurice Bouviolle, Léon Carré, Léon Cauvy, Henri Chevalier, Etienne Chevalier, Marius de Buzon, Eugène Deshayes, Louis Fernez, Augustin Ferrando, Pierre Frailong, Edouard Herzig, Gustave Lino, Lucien Mainssieux, Paul Nicolaï, Francisque Noailly Maxime Noiré, Louis Randavel, Marius Reynaud, Alex Rigotard, Georges-Marie Rochegrosse, Joseph Sintès, André Suréda.

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