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Capitaine Rosario PISANI (1880-1951)

Écrit par P.E. Pierrard. Associe a la categorie Militaires

Le capitaine Rosario PISANI
Frère d'armes de Lawrence d'Arabie
(de 1917 à 1919)

En août 1990, au lendemain de l'invasion du Koweit, l'hebdomadaire " US news & world report " publia une remarquable photo historique : sur les marches du château de Versailles en 1919, l'émir hachémite Fayçal ibn Hussein posant à la tête de sa délégation arabe à la Conférence de la Paix.
L'image faisait choc mais le poids des mots était incomplet : seuls Fayçal et le colonel TE. Lawrence étaient nommés, ce dernier étant aisément reconnaissable à son costume légendaire mélangeant très habilement le kéfieh bédouin et la vareuse de l'armée britannique. Trois autres membres de la délégation en uniforme n'étaient pas identifiés, en particulier un capitaine à grande barbe noire, en tenue française, avec le croissant des artilleurs d'A.F.N. sur le képi.

RECHERCHES TOUS AZIMUTS

En pleine crise du Golfe il était intéressant de connaître la part prise par la France dans l'évolution historique de la péninsule arabique.

Le schéma est plus complexe que la simple séquence :

- tribus arabes autonomes
- prédication de Mahomet - contrôle turc des lieux saints de l'Islam
- épopée du colonel britannique Lawrence-Royaume saoudien
- Aramco.

Un questionnaire publié avec cette photo à l'appui dans un bulletin d'expatriés simple séquence français en Arabie ne donna pas la lumière mais créa un gag : une lectrice était certaine de reconnaître l'acteur Philippe Noiret dans un de ses derniers films... sans doute une suite inédite de " Fort Saganne " ? " Sept piliers de la sagesse " de T.E.Lawrence (1) un lieutenant de compagnie saharienne des années 50 s'est souvenu d'un artilleur français appuyant avec brio les assauts d'une coalition anglo-franco-arabe contre les Germano-Turcs au Hedjaz en 1917-19. Finalement les instituts spécialisés fournirent la réponse correcte. Le British council de Jeddah (2) et l'Institut du Monde Arabe à Paris détenaient les identités recherchées, à savoir :

- le capitaine Rosario Pisani, chef du détachement français d'Akaba à partir du 16 août 1917 ;
- le brigadier Nouri Saïd, chef d'état-major des troupes chérifiennes de Fayçal et plus tard Premier ministre d'Irak ;
- le capitaine Hassan Kadri, officier d'ordonnance. Le premier bout de la pelote était tenu. Le Service historique de l'Armée de terre de Vincennes devait bien avoir lui aussi des trésors dans ses cartons à archives (4).

 

 L'émir Fayçal et sa délégation à Versailles

 

PISANI VU PAR LAWRENCE D'ARABIE

D'aucuns font grief au timide Lawrence d'avoir écrasé son entourage et tiré la gloire à lui au point de s'être vu attribuer le titre de prince de la Mecque où, non-musulman, il n'avait jamais pu se rendre. Une relecture attentive des " Sept Piliers... " ne donne pas cette impression. Vingt fois Pisani y est cité pour son courage personnel dans les coups de main et pour la maîtrise de son détachement de 100 tirailleurs " maugrébins " et 40 métropolitains au long du millier de kilomètres parcourus lors de l'expédition Akaba-Azreg-Damas en septembre 1918. Maintes fois l'efficacité des mitrailleuses Hotchkiss et des canons Schneider est mentionnée comme un facteur de succès contre une redoute turque coriace ou même contre l'aviation allemande. " Le bombardement des Albatros devint imprécis quand Pisani fit dresser le nez à ses canons de montagne et tira quelques shrapnells optimistes ". Une seule égratignure mineure vise notre goût bien français pour les distinctions : " Pisani, le commandant français, encouragé par la Military cross et rêvant d'obtenir une Distinguished Service Order passa des heures de torture à essayer de loger ses munitions réglementaires et le fourrage de ses mules sur la moitié des chameaux requis ". Après ce compliment déguisé d'ordre logistique vient l'hommage suprême au frère d'armes, suite aux crises surmontées ensemble pendant 18 mois. " On se demanda s'il était sage de retraverser la voie ferrée pour aller occuper la position dangereuse de Cheikh-Saad, juste en travers de la ligne de retraite que devait suivre le gros des forces turques. Sabin (officier de carrière britannique) me fit valoir avec opiniâtreté que nous avions assez fait (pour le plan Allenby). Nous pouvions honorablement nous garer à Bosra 30 km plus à l'Est et attendre la prise de Deraa par les Anglais... Pisani... dit avec correction qu'il prendrait les ordres et suivrait. Je l'aimai pour cette parole et tâchai d'adoucir ses doutes honnêtes... I! répondit avec un rire bien français qu'il jugeait tout cela fort téméraire mais qu'il était soldat ".Certes Lawrence était personnellement opposé aux vues françaises sur le partage des dépouilles de l'empire ottoman mais son désaccord valait autant pour les zones rouges dévolues à l'empire britannique que pour les zones bleues réservées à l'influence française en vertu des accords Sykes-Picot de mai 1916. Subordonné du Bureau arabe du Caire, Lawrence était pourtant censé en défendre les options politiques. Ceci le mettait d'ailleurs en conflit avec le capitaine Shakespeare, son homoloque de la côte Est, subordonné de l'Indian service. Celui-ci, du Koweit, encourageait un autre poulain et rival des Hachémites, le grand Abdulaziz ibn Saoud créateur du Royaume d'Arabie saoudite tel qu'il existe actuellement. Lawrence était-il agressivement et viscéralement antifrançais après avoir sillonné la douce France à bicyclette quand il était étudiant en archéologie ? Etait-ce possible ? Non, nous avons affaire à un cas classique d'émulation entre deux dynamismes différents comme Rudyard Kipling l'a si bien exprimé en vers célèbres en leurs temps. Dans cette compétition-association Lawrence reconnaissait en Pisani un grand soldat français et il l'écrivit termes chaleureux.

PISANI RÉVÉLÉ PAR LES ARCHIVES FRANÇAISES

David Lean a fait honnêtement son travail de cinéaste : le film " Lawrence d'Arabie " de 1962 retrace bien la transformation d'un archéologue timide en chef de guerre audacieux à l'épreuve du soleil implacable, de la tempête de sable et Turc cruel. Le personnage de Pisani était trop significatif pour être second rôle dans ce tableau plus psychologique qu'historiquement exhaustif. La différence majeure entre deux héros est la capacité littéral sur le même sujet, les " Sept piliers" font 820 pages et les rapports militaires de Pisani font 60 pages classées " confidentiel-défense " pendant 50 ans. Mais la précision factuelle de la prose du soldat de métier Pisani mériterait qu'un jour un grand maître du cinéma-vérité du gabarit de Pierre Schoendorffer prenne le sujet en considération. L'Histoire y gagne une belle page d'explication sur France et le monde musulman et cela redonnerait fierté à quelques beurs désorientés.

Né à La Calle dans le Constantinois de 1880, Rosario Pisani n'était manifestement pas Gaulois de père en fils. Néanmoins en 1901 il commença le métier des armes en Tunisie au 3e Bataillon d'artillerie à pied et débuta par le bas de l'échelle. Adjudant à 30 ans, c'est au Maroc qu'il se révéla meneur d'hommes et d'un caractère à l'épreuve des catastrophes. Sous les murs de Fez ou au cœur du djebel sa grande habileté à utiliser l'artillerie aussi remarquée que sa capacité à traiter avec les dissidents grâce à sa profonde connaissance des langues et des mœurs du Maghreb d'est en ouest. En mai 1912, à 32 ans, il gagna ses galons de sous-lieutenant et poursuivit son activité sur tous les points chauds du Maroc. Au début de 1917 Pisani préparait les jeunes artilleurs marocains aux combats de la grande guerre quand il fut désigné pour rejoindre les instructeurs arabophones chargés de créer l'armée du Cherif Hussein, roi hachémite du Hedjaz depuis la proclamation d'indépendance du 22 juin 1916. En juin 1917 au moment où Pisani débarquait à El Ouedj, la mission militaire française d'Egypte du colonel Brémond avait déjà établi la crédibilité de nos instructeurs : les lieutenants Zemori et Kenag puis le lieutenant-colonel Cadi, un polytechnicien d'Algérie, oeuvraient auprès du Chérif Ali, les capitaines Depui et Raho, le maréchal-des-logis Prost ferraillaient aux côtés du Chérif Abdallah et l'adjudant Lamotte était déjà en piste avec le Chérif Fayçal et Lawrence pour le raid-surprise de 1 000 km qui allait aboutir à la prise d'Akaba par l'est le 27 juillet 1917.

La première tâche de Pisani fut de répondre à un appel pressant du Chérif Hussein et de pousser par mer la section de mitrailleuses disponible à El Ouedj en vue d'assurer au plus tôt la couverture d'Akaba face à la garnison turque de Maan. Le 16 août Pisani lui même rejoignait avec tout ce qu'il avait pu rassembler, une section de 80 (canons de montagne), une ambulance, des télégraphistes, des spécialistes du génie et des fusils-mitrailleurs. Malgré son nombre relativement faible cette troupe disciplinée et compétente formait la colonne vertébrale de l'armée de Fayçal. Le gros de l'effectif à opposer au Corps turc du Hedjaz était la jeune armée chérifienne fort disparate, à base d'Egyptiens ou d'autres Arabes débauchés de l'armée ottomane. En route vers l'objectif du moment, le dispositif se gonflait ou non des tribus bédouines locales selon l'espoir qu'il y avait ou non d'obtenir un butin satisfaisant. Pisani s'initia au sport local, détruire le plus possible de trains et de kilomètres de voie ferrée sur les 1 360 km que comptait le chemin de fer Damas-Médine. La méthode était celle du " repiquage de tulipes en série ". Cela consistait à nicher une charge minimale de coton-poudre tous les dix mètres sous le milieu des traverses métalliques creuses afin de cintrer traverses et rails sans les volatiliser. Les Turcs devaient alors démonter péniblement les rails en accordéon avant de réparer la voie. Avec 20 000 Turcs et un millier de conseillers allemands en protection de la voie du Hedjaz, le travail n'était pas sans danger surtout lorsque (adversaire réagissait avec ses bombardiers et son artillerie sur rail. Alors les canons de Pisani sauvaient la situation. Lawrence se crédita de 80 attaques de trains et de gares. Le détachement français ne manquait aucun coup dur et les tribus bédouines avaient pris l'habitude de vérifier la présence de l'appui-feu maghrébin avant de s'engager. Le couronnement de ces dix-huit mois d'aventures fut la déroute de l'armée turque et l'entrée dans Damas le 1er octobre 1918 en même temps que les Australiens et les Néo-Zélandais de Palestine.

 

 

PISANI ET SES FRÈRES D'ARMES ARABES

 

Rompu aux chikayas tribales du Maghreb, Pisani assistait souvent aux côtés de Fayçal aux tractations avec les chefs bédouins de rencontre. II était choqué de voir des chefs de tribus prendre la liberté de tapoter l'épaule de Fayçal du bout de leur baguette de chamelier afin d'appuyer leurs demandes de vivres et de " pièces d'or avec le cheval Abou Dayal " c'est-à-dire en langage local, les livres sterling à l'effigie du chevalier de Saint Georges.

Pisani constatait des dissensions au sein de l'état-major composite de Fayçal en particulier entre les officiers syriens soutenus par le Caire et les " Bagdadiens ", l'Irak n'existant pas encore sous ce nom. Prudent, il restait service-service à l'égard de tous. Lawrence note : " Pisani me fit rire tant ce bon soldat était ahuri par le méli-mélo politique. Pour sortir de là, il s'agrippait à ses devoirs militaires comme à un gouvernail ". Cette rectitude lui a incontestablement valu l'estime tant de ses chefs dans la coalition que de sa troupe maghrébine. Du haut de leurs automitrailleuses Rolls-Royce, les Anglais du major Winterton appréciaient l'escorte de ces Maghrébins qui marchaient en chantant les vertus de leur chef Abou Tlatah (le père " Trois galons ", c'est-à-dire le capitaine)... et de temps en temps aussi ses travers inoffensifs.

Futur homme politique de premier ordre, Nouri Saïd assumait la réalité du commandement des troupes de Fayçal. Tout indique que la coopération Nouri-Pisani fut fructueuse parce que basée sur une profonde estime réciproque. À la Conférence de la Paix Fayçal s'est souvenu de cette loyauté du Français car c'est à sa demande expresse que Pisani a été rappelé de Cilicie en vue de tenir son rang parmi les vainqueurs des Ottomans.

HONNEUR AUX BRAVES

Est-il besoin de préciser que la République française a honoré son fidèle serviteur ? Pisani a été nommé Officier de la Légion d'honneur en décembre 1918 et Commandeur en 1927. II est décédé à Fez en 1958. Puissent ses deux enfants lire ce nouveau témoignage de respect (5) à l'égard d'une carrière exemplaire en particulier au moment où la France a repris du service dans une coalition combattant l'inacceptable au plan du Droit international.

P.E. PIERRARD

In l'Algérianiste n° 70 de juin 1995

1.... chez Payot, édition 1982, hélas sans index des noms de personnes.
2.... grâce aux bons offices de Georges Duncan, architecte dans le Royaume depuis plus de 20 ans.
3.... grâce à l'obligeance de Mme Annick Leclerc, conférencière sur l'Islam et le Monde arabe.
4…. Recherches minutieuses et fructueuses menées par J. Bodin du Service Historique de l'Armée de Terre.
5. cf. " Les compagnons français de Lawrence " du lt-cel Y. Jouin, Revue historique de l'Armée n° 4/1967.

N.D.L.R : L'Algérianiste " remercie chaleureusement M. Claude Sigaud de lui avoir signalé cet article paru dans le n° 124 (août 1993) de " La Cohorte " revue de la Société d'entraide des membres de la Légion d'honneur, ainsi que le Général de Brancion, rédacteur en chef de cette revue d'avoir bien voulu reproduire ce texte.

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