Imprimer

Saint Augustin (354-430)

Écrit par Nadine GUEYDAN. Associe a la categorie Autres personnages remarquables

« Aime et fais ce que tu veux »

Lorsqu'une conception du monde a été usée jusqu'à la corde, qu'elle commence à s'effriter au contact d'apports multiples ou à se retourner contre ses propres assises, il devient difficile de saisir l'intelligence et la vitalité de ses débuts, voire la nécessité de son émergence. C'est malheureusement le sort des grandes philosophies de la chrétienté, l'augustinisme en proue qui, au regard contemporain, n'ont ni le charme primitif des libres intuitions de la Grèce antique, ni la séduisante simplicité des enseignements qui nous viennent d'Orient. Il faut alors se rappeler que lorsque la chrétienté annonce son Dieu d'amour, personnel et unique, l'ancien culte que l'Antiquité voue à l'homme commence à tourner à vide, un vide qui appelle une « bonne nouvelle » de cette envergure. Mais on devra, dès lors, composer avec le Tout-Puissant, et s'adapter au statut de simple créature. Saint Augustin essaya de conduire l'Occident en douceur dans ce virage...



Du crépuscule à l'aube


L'époque de Saint Augustin (354- 430) n'est pas banale. D'un côté, c'est la fin d'un monde : l'empire romain décadent chancelle sous les assauts successifs des envahisseurs Goths, Wisigoths, Vandales, Huns... Tous ces noms de barbares qui habitent encore notre imaginaire collectif se retrouvent dans l'histoire de ce IVe siècle après Jésus-Christ. On massacre et on pille sans scrupules, jusqu'à la ville de Rome qui sera mise à sac au début du siècle suivant. De l'autre côté, la chrétienté triomphe au terme de trois siècles de persécution et devient, après la conversion de l'empereur Constantin, la religion officielle de l'Empire. Période de crise, période charnière: l'antiquité classique se fond dans le Moyen âge naissant.


Un berbère romain


On omet généralement de noter que le grand homme qui donna son coup d'envoi à la pensée de l'Europe chrétienne est en réalité de sang berbère : Augustin naît en Numidi, région orientale de l'ac­tuelle Algérie. Néanmoins, il est officiellement citoyen romain, et c'est en latin qu'il balbutie ses premiers mots. Sa mère, la pieuse future Sainte Monique, et son père, petit propriétaire foncier, s'efforceront de permettre à leur fils le plus brillant, l'accès à des études littéraires. En général, on connaît de Saint Augustin ses célèbres « Confessions », dans lesquelles il se repent des excès d'une jeunesse ingrate et dissolue, mais sans doute le fait-il... avec excès, car il n'en fut pas moins un jeune homme studieux et exemplaire. Il gravissait les échelons d'une brillante carrière de professeur, de Carthage à Rome et à Milan, lorsque, soudainement, vers l'âge de 33 ans, il eut la révélation éblouissante du message chrétien et se convertit. La prêtrise le ramène en terre natale, où sa réputation lui vaut bientôt d'être nommé évêque par acclamation, presque à son corps défendant. Ayant consenti à son destin, il fut bon évêque jusqu'à sa mort, soulageant les pauvres, faisant construire des hospices pour les malades, propageant la justice et le pardon.


Autre temps, autres valeurs


Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne se montra pas aussi tendre dans ses écrits que dans son diocèse. En effet, il s'appliqua systématiquement à clarifier sa propre pensée en fustigeant les minorités religieuses d'alors, les premiers hérétiques... Voilà un prosélytisme difficile à admettre aujourd'hui à l'heure où l'on considère que les fauteurs de troubles sont davantage ceux qui veulent convertir, les intégristes, par exemple, que ceux que l'on doit convertir, au siècle d'Augustin, les païens, les originaux, les dissidents. Mais il faut se replacer dans le contexte d'une société naissante. L'adhésion de groupes épars à des croyances contraires au courant dominant ne faisaient que ralentir la cohésion d'une civilisation qui en était à peine à dessiner ses plans de fondations. On a quelque chose à retenir de cela : si ce qui s'imposait à l'époque nous paraît aberrant ou scandaleux actuellement, sachons que les valeurs brandies aujourd'hui ne tiendront peut-être plus la route dans cent ans. Leçon d'humilité.


Du spirituel dans la raison


La grande interrogation philosophique qui hante tout le-Moyen-âge. se résume à ceci :

« Faut-il croire ou comprendre ? » Comme si on avait à choisir entre accorder sa foi et user de sa raison. Le génie d'Augustin fut, non pas de trancher, mais de transcender la question en montrant que « l'expérience mystique elle-même nous donne accès à une intelligibilité du monde ». Ce grand admirateur de Platon et de Cicéron qui vient d'être séduit par saint Paul se met en tête de concilier la raison (le Logos grec) et la vérité révélée (le Verbe chrétien). Il reprend les grands thèmes de la philosophie éternelle : la liberté, le temps, le mal, la nature de l'âme... afin de les réexaminer à la lumière de la foi. Essaie-t-il de rendre le savoir inoffensif pour la doctrine chré­tienne ? Là n'est pas son but. Il nous propose plutôt une vaste synthèse de l'expérience humaine dont la profondeur échappe au premier regard. La position moderne nous invite à nous

demander : est-ce vraiment penser philosophiquement que de penser avec un a priori religieux ? La pensée peut-elle s'exercer privée de sa totale liberté ? La réponse augustinienne à ces confrontations se situerait moins sur le plan de la démonstration que sur celui de l'expérience. Nous serions conviés a rechercher le lieu intérieur où elles ne se posent plus : la foi, conçue non pas comme un rétrécissement de la pensée individuelle, une soumission au dogme, mais comme un état fondamental de ravissement et d'adoration que l'intelligence va secondairement tâcher d'expliciter. Pour Augustin, la pensée rationnelle ne se situe pas « en butte à » mais « au service de » l'adhésion spirituelle, dans une mise en mouvement et un éclairage réciproque. Tout ce passe comme si la raison mettait de l'ordre dans l'élan inspiré qui la précède. A ce titre, on qualifie la pensée de saint Augustin d'intellectualisme mystique. Rendre intelligibles les mystères de la foi, et par conséquent mettre en rela­tion les dimensions rationnelle et spirituelle de l'être est son legs à l'humanité.


A la grâce de Dieu


C'est surtout en tant que grand défenseur de la grâce que saint Augustin passera a l'histoire. Là encore, il veut résoudre un para­doxe en montrant que, pas plus que foi et raison, ne s'opposent liberté humaine et intervention divine. Mais de prime abord, il nous choque, on se dit qu'il exa­gère en avançant ni plus ni moins que l'être humain ne peut rien sans le secours de Dieu, et que celui-ci décide d'avance quels seront les élus et les damnés. C'est ce qu'on appelait la « pré­destination ». Voilà qui nous réduit d'emblée à l'état de pauvres pêcheurs suppliant un Dieu qui, non seulement fait la pluie et le beau temps, mais ne nous concède que très peu de pouvoir sur notre destinée. Comme une des caractéristiques de la pensée du grand docteur africain est d'être sujette à la distorsion, assayons tout de même de lui rendre justice. L'erreur de fond consiste à s'imaginer que s'en remettre à Dieu est aliénant. Il faudrait pour cela qu'existe une altérité entre Dieu et soi, ce qui est exclu de la pensée augustinienne. Obéir à Dieu revient à consentir à sa propre vérité. Dans cette optique profondément mystique inspirée par Platon, la liberté qui opte pour le mal se diminue elle-même. Dès lors, on ne choisit pas entre le bien et le mal comme entre deux entités de même niveau : deux livres ou deux destinations de voyage.

Faire le Bien implique une relation à Dieu, et c'est gagner en liberté que de se soumettre à sa volonté. Malheureusement, ce sont rarement les subtilités d'une pensée qui passent à la postérité. On en retrouve plutôt les traits les plus grossiers imprimés dans l'histoire, les querelles et les guerres idéologiques. Dans ce père de l'Eglise, certains retien­nent surtout le dogmatisme austère d'autres la ferveur et l'élévation d'âme. Dans tous les cas, l'œuvre a animé un millénaire de réflexion théologique, et a laissé, pour le meilleur et pour le pire, sa marque profonde dans un Moyen-âge qui, sans Saint Augustin, n'aurait pas été tout à fait ce qu'il fut.


Nadine Gueydan

Deux citations :

« Aime et fais ce que tu veux », Saint Augustin; « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas », Isaïe, VII, 9.

Ressource :

- MARROU Henri, Saint Augustin et l'augustinisme. Paris, Seuil, 1962.

- HERSCH Jeanne, L'étonnement philosophique, Une histoire de la philosophie. Paris, Gallimard, 1981.

Cet article est paru dans la revue canadienne "Guide Ressources" (n°8, avril 1998), qui nous a donné son accord pour sa publication ce dont nous l'en remercions.

In « l'Algérianisme » n°86



Vous souhaitez participer ?

La plupart de nos articles sont issus de notre Revue trimestrielle l'Algérianiste, cependant le Centre de Documentation des Français d'Algérie et le réseau des associations du Cercle algérianiste enrichit en permanence ce fonds grâce à vos Dons & Legs, réactions et participations.