Imprimer

Paul ROBERT (1910-1980)

Écrit par Christian LAPEYRE. Associe a la categorie Autres personnages remarquables

Les racines d'un dictionnaire

Parmi les œuvres dont les Français d'Algérie peuvent à juste titre s'enorgueillir, figure le « Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française » de Paul Robert, autrement dit le « Robert » et son rejeton le « Petit Robert », ouvrages familiers à la majorité d'entre nous. On dit le « Robert » comme on dit le « Larousse ». Ainsi le nom d'un de nos compatriotes est-il devenu un nom commun et ceci dans le monde de la Culture, ce qui n'est pas sans signification.

 


Paul Robert (coll. part).

En effet, par une de ces ironies dont l'Histoire n'est pas avare c'est un « pied-noir » qui, pionnier comme ses ancêtres, édifia ce monument de la lexicographie française. Les membres d'une certaine intelligentsia, si condescendants à l'égard de notre communauté qu'ils jugent plus apte à fournir des mangeurs de merguez ou des tchatcheurs inconséquents, savent-ils que c'est un fils de colon, né à Orléansville en 1910, qui mena à bien cette tâche colossale de près de vingt ans, leur fournissant ainsi l'outil de travail irremplaçable que chacun a sur son bureau ou dans sa bibliothèque Aussi, le destin de Paul Robert mérite-t-il d'être tiré de l'ombre dans laquelle il est plongé, et convient-il de mettre en lumière ce que nombre de nos compatriotes ignorent probablement sur cette œuvre remarquable menée par cet authentique défricheur. Dans son excellent ouvrage Aventures et mésaventures d'un dictionnaire, publié par la société du Nouveau Littré - le Robert en 1978, l'auteur lui-même souligne ce que son dictionnaire doit à l'Algérie, aux Français d'Algérie, en un mot à l'esprit qui anima ceux qui contribuèrent à son succès.

L'histoire de la famille Robert est exemplaire. Martial Robert, le grand-père du futur lexicographe, établi en Algérie depuis 1849, vavit fondé un petit moulin non loin d'Orléansville.Ses deux fils, Joseph et Paul, en assurèrent ensuite le développement. C'est au sein de cette famille où "s'unissait le sang de marins bretons, de nobles magistrats d'Anjou et de Lorraine au sang de paysans montagnards des Alpes et d'Auvergne " que naquit, le 19 octobre 1910, Paul Robert, ainsi prénommé en mémoire de son oncle, maire d'Orléansville et trésident du Conseil général d'Alger, mort six mois avant la naissance du futur maître du grand dictionnaire. En 1912, un village de la région de Chélif fut d'ailleurs baptisé Paul Robert et certains doivent encore se souvenir du capiteux vin rouge portant la même appellation.

Le jeune Paul Robert, fit ses études secondaires à Alger où il passa son baccalauréat. Après avoir suivi pendant deux mois les cours de l'Institut agricole de Maison-Carrée, il s'inscrivit finalement à la faculté de droit d'Alger. Élu président de l'Association Générale des Étudiants d'Algérie en 1931, poste qu'il occupa jusqu'en 1934, il mena à bien la construction de la Maison des Étudiants, boulevard Baudin à Alger. «
J'eus la fierté, écrit-il, de laisser à mon successeur un bâtiment de cinq étages tout flambant neuf avec ses bibliothèques, ses salles de travail, son restaurant universitaire... ». On notera chez lui cette vocation de bâtisseur qui ne se démentira jamais et on pourra se demander en passant si beaucoup de villes universitaires métropolitaines disposaient à l'époque de tels équipements.


Paul Robert en décembre 1931. Il préside
l'Association générale des étudiants d'Algérie.
(coll. part.).

En 1932, son père est désigné par le gouverneur général de l'Algérie à la présidence d'une mission aux Etats-Unis et au Canada pour étudier les problèmes d'hydraulique agricole. Paul l'accompagne en qualité d'interprète bénévole. Ses compétences en anglais, déjà avérées, lui seront d'ailleurs fort utiles plus tard dans son approche de la linguistique.

De 1934 à 1939, il est à Paris pour achever ses études et décrocher ses titres de docteur et d'agrégé en droit puisque c'est désormais la carrière de professeur de droit qui l'attire.

Mobilisé en 1939 comme chiffreur, il sera chargé, « curieux présage » comme il l'écrit lui-même, d'élaborer un dictionnaire du chiffre et d'en surveiller la composition. Ce n'est d'ailleurs pas le seul présage de sa future carrière, comme le faisait remarquer Edmond Brua dans un article du Journal d'Alger du 20 mai 1950, puisqu'à une vingtaine de kilomètres de Miliana, il y avait un village nommé Littré où Brua voyait « comme une semence » de Paul Robert situé à une centaine de kilomètres plus à l'ouest.

Démobilisé en juin 1940 (« une mise en liberté provisoire », écrit-il), il se lance dans la rédaction de sa thèse sur « les agrumes dans le monde » qu'il soutiendra seulement en 1945, le débarquement allié à Alger le 8 novembre 1942 ne permettant pas au jury de se réunir. Dès le 20 novembre il est appelé à l'état-major du général Giraud, puis il passe à la nouvelle direction des Services Spéciaux sous les ordres du général Cochet et du colonel Jousse. Il évoque lui-même le contenu de sa tâche: « Je suis chargé de dépouiller et de classer d'innombrables docu

-o-

ments sur la situation industrielle et agricole de la France occupée, puis d'en tirer quelques rapports succincts [... ]. On me confie le rôle de conseiller juridique dans un petit comité qui va s'efforcer de préparer un code du ravitaillement pour la France prochainement libérée ».

Cette France libérée il va la retrouver en octobre 1944, et c'est en 1945 après avoir soutenu sa thèse que Paul Robert eut ce qu'il appelle « une sorte d'illumination en même temps que la conviction d'une découverte importante ». Il vient de se rendre compte en effet que « la clef des mots se trouve dans leur définition. Exemple: troglodyte évoque caverne. Il suffisait d'y penser et je m'étonne qu'on n'y ait pas pensé avant moi ou, pour mieux dire, qu'après y avoir songé on n'ait rien entrepris ». Cet esprit d'entreprise il l'a, on peut même penser qu'il en a hérité de ses aïeux. Quoi qu'il en soit l'idée du dictionnaire analogique vient de naître et Paul Robert va y consacrer vingt ans de son existence.

Cette idée avait cheminé en lui à son insu depuis l'époque où il écrivait: « Écrire même quand il s'agit de s'exprimer simplement, clairement, correctement m'a toujours semblé un art des plus difficiles bien que des plus précieux à acquérir [... ]. La rédaction, elle-même, m'imposait de fréquentes recherches dans des dictionnaires toujours placés à portée de ma main. Ils m'étaient trop souvent d'un piètre secours. Ils m'aidaient bien à lever quelques hésitations sur l'emploi correct d'un mot ou d'une locution, mais quant à me fournir le terme précis qui échappait à ma mémoire ou à ma connaissance, il ne me fallait guère y compter quelle que fut ma patience à le découvrir ». Faisant sienne l'opinion de La Bruyère « Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne » il en déduit: « Encore faut-il disposer de toutes ces différentes expressions pour découvrir la plus adéquate » et constate qu'aucun ouvrage ne répond réellement à ce besoin « faute de méthode rationnelle pour photographier et représenter les faits de langage c'est-à-dire l'enchaînement des expressions dans l'association logique des idées ».

Au départ il n'envisage qu'un petit lexique à usage personnel auquel il est tout de même prêt à consacrer ses loisirs pendant 10 ou 20 ans! Mais l'enthousiasme de l'auteur, les progrès et les découvertes qu'il fait sans cesse, les encouragements d'académiciens comme Georges Duhamel, François Mauriac, André Siegfried et André Maurois confèrent à son travail une ampleur toute nouvelle. Désormais il ambitionne de continuer l'œuvre de Littré et publie en 1950 un premier fascicule de 70 pages qui sera distingué par l'Académie française qui lui décerne le prix Saintour.


Wanda et Paul Robert fêtent l'achèvement du dictionnaire
(réception du 25 mars 1965) (coll. part.).

Mais à une telle entreprise il faut des moyens. Il faut des actionnaires qui acceptent le risque d'investir dans un projet de longue haleine dont le succès est loin d'être assuré. Le premier actionnaire sera en 1950 un vieil Algérois de 79 ans, ami du père de Paul Robert, Alexandre Blanc qui lui donne un chèque de 100.000 F (anciens). Le second fut un camarade de guerre, Henri Vinson. « Je ne suis pas riche en ce moment, lui dit-il, mais je suis heureux de participer à votre affaire. Même modestement, j'aurai la fierté d'avoir contribué à son succès ! ». Puis ce sont les Averseng d'El-Affroun qui apportent leur contribution. André Solari, un ami d'enfance de l'auteur à Orléansville, s'inscrit pour un million de francs (toujours anciens). Au début de l'année 1951, plus de 200 souscripteurs, tous d'Afrique du Nord, se sont engagés. Pour le mois d'octobre 1951, un millier de souscripteurs se manifestent à travers le seul département d'Alger. A. H. Flassch avait bien raison d'écrire dans le journal Samedi Soir en 1950: « C'est d'Algérie que nous viendra le nouveau Littré ». Et Paul Robert de constater « tout me poussait vers l'Algérie ». Pour être complet et objectif, ajoutons qu'en 1953, un millier de souscriptions viennent d'Indochine et en 1956 un autre millier de Madagascar. Paul Robert signale à cette époque que la plus grande part des souscripteurs sont des Français d'Outre-mer et en particulier d'Afrique du Nord malgré les difficultés dues aux évènements d'alors. Cette participation prend ainsi toute sa valeur symbolique démentant l'image réductrice si complaisamment répandue par nos détracteurs.


 


«….aujourd’hui, 25 juin 1964, j’ai terminé mon dictionnaire »

écrit Paul Robert ( Coll. parti.)


Lorsque son père meurt en octobre 1958, Paul Robert se rend à Orléansville où il peut mesurer, sur un tout autre plan, son lien charnel avec l'Algérie: « Malgré la guerre d'Algérie des milliers de musulmans se joignent à nous pour rendre hommage à mon père.» Manifestation qui se passe de commentaire.

Le travail colossal de Paul Robert suscite intérêt et admiration. Le 28 décembre 1959 il est fait chevalier de la Légion d'honneur, décoré par Jules Romains en présence du maréchal Juin qui a tenu à assister à la cérémonie. À cette occasion il souligne sa « joie enfantine à se faire coudre un bout de ruban rouge à boutonnière ». Cette absence de fausse modestie met encore davantage en lumière la simplicité et l'authenticité du personnage.

Et lorsqu'en septembre 1964 sortira des presses le dernier des six volumes de cette œuvre monumentale saluée par le célèbre linguiste W. Wartburg (« Vous avez donné à la langue française le dictionnaire dont elle avait besoin depuis si longtemps ») et par les instances internationales de la traduction à Bruxelles (« n'existe au monde aucun ouvrage semblable et cette méthode de dictionnaire analogique et alphabétique est une découverte de portée universelle»), Paul Robert pourra savourer le bonheur du devoir accompli.

Il continuera à être présent comme conseiller de l'équipe de rédaction dirigée par Alain Rey, qui crée le « Petit Robert » dont le succès est immense. Et c'est tout naturellement qu'il affirmera : « La foi profonde dans l'accomplissement d'une longue tâche, donne à celui qu'elle anime la force de surmonter tous les obstacles ». On le voit, la vie de Paul Robert, décédé en 1980, est exemplaire et honore notre communauté. On saluera son talent, son opiniâtreté, sa réussite. On n'oubliera pas qu'il est issu de cette université d'Alger qui donna tant de serviteurs à la culture et à la science françaises. Et on lui saura gré, grâce à son œuvre, d'avoir, comme l'écrivait en d'autres circonstances Saint-Exupéry « dressé au moins des pierres que n'ensevelirait pas le désert... ».


Christian Lapeyre

 

In : « l’algérianiste » n°107 de 2004

Vous souhaitez participer ?

La plupart de nos articles sont issus de notre Revue trimestrielle l'Algérianiste, cependant le Centre de Documentation des Français d'Algérie et le réseau des associations du Cercle algérianiste enrichit en permanence ce fonds grâce à vos Dons & Legs, réactions et participations.