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Jerôme BERTAGNA (1843-1903)

Écrit par Louis ARNAUD. Associe a la categorie Autres personnages remarquables

<small>l'homme est demandeur, la dot reste la propriété de sa femme</small>

Jérôme

Bertagna

(1843-1903)

Jérôme Bretagna
Au mois d'août 1903, en une fin de chaude après-midi de dimanche, la nouvelle de la mort de Jérôme Bertagna se répandit dans les cafés et courut par la ville comme le feu sur une traînée de poudre.

Le maire de Bône, qui était aussi le président du Conseil général de Constantine depuis de nombreuses années était décédé dans sa villa de Mont-Riant, à Saint-Cloud-les-Plages, tout près de l'embouchure de  l’Oued-Kouba.

Né à Alger le 12 mai 1843, sa famille s'était fixée à Bône en 1852, alors qu'il n'avait que neuf ans.

Après avoir appartenu pendant quelque temps a l'administration des Ponts et Chaussées, Jérôme Bertagna prit la succession de son père a la mort de celui-ci et entra dans le commerce des farines et, de là, dans la politique.

C'est peu de temps après la proclamation de la République qu'il fut appelé à faire partie du conseil municipal, dont il devait être en 1881, le premier adjoint.

En février 1888, il succéda comme maire à Prosper Dubourg, qui venait de mourir après avoir occupé ce poste pendant dix années. Jérôme Bertagna devait, à son tour, demeurer quinze ans à la tête de la municipalité de Bône.

Le nom de Jérôme Bertagna restera lié à la transformation du port de Bône, on pourrait presque dire, à la création du port de Bône, car cet organe essentiel de la prospérité économique du pays se trouvait jusqu'alors confiné dans les limites de la petite darse, au bas du Cours. Encore cette darse n'offrait-elle, on l'a vu, que des portions réduites de quais aux navires qui commerçaient avec notre port, alors qu'aujourd'hui ceux-ci s'étendent sur plus de trois kilomètres de longueur.

L'agrandissement du port est son œuvre exclusive, bien qu'il ne fût encore que premier adjoint au maire lorsqu'elle fut entreprise.

Sa conception avait paru très audacieuse alors, et la haute administration ne partageait pas du tout son avis. Mais Jérôme Bertagna défendit son projet avec acharnement devant toutes les assemblées algériennes et il dut demeurer de longs mois à Paris pour obtenir enfin l'adhésion des pouvoirs publics.

Il semble que cette adhésion ne fut obtenue finalement que parce que l'évaluation des dépenses à engager avait été considérablement sous-estimée. On n'a jamais su si cette sous-estimation avait été le résultat d'erreurs dans les calculs ou si elle avait été sciemment organisée.

Les prévisions de dépenses totales avaient été, en effet, de l'ordre de neuf millions environ. L'adjudication, qui eut lieu le 19 décembre 1885 au profit de MM. Danton et Vaccaro, aboutit à un rabais de 7 %, ramenant ainsi le total des dépenses exactement à la somme de huit millions cinq cent trente-quatre mille vingt-trois francs.

En réalité, plus de vingt millions devaient être nécessaires pour couvrir le montant des travaux réalisés en 1894, sans avoir pu permettre de mener l'affaire à bonne fin.

Cette différence provoqua un tollé général contre le maire de Bône, et le député Ferrette, représentant du département de la Meuse, alla jusqu'à interpeller le gouvernement sur les dépassements de crédit du port de Bône.

 
Le port de Bône
Le port de Bône


Les travaux de l'entreprise Danton et Vaccaro n'avaient été poursuivis jusqu'en 1894 qu'avec les plus grandes difficultés, en raison de l'insuffisance des crédits.

Les chantiers fermèrent le 7 juillet. Et le marché de l'entreprise fut définitivement résilié par décision ministérielle du 18 novembre 1895.

Il est difficile de croire que l'énorme écart entre les prévisions établies et la réalisation du projet n'ait été que le résultat d'une simple erreur d'appréciation.

En 1894 en effet, lorsque les travaux furent arrêtés faute de crédit, les dépenses engagées et soldées à cette époque dépassaient l'ordre de vingt millions au lieu des huit millions prévus. Encore, ces travaux, en 1894, étaient-ils loin d'être achevés.

Il fallut en effet, quatre ans plus tard, le 15 juillet 1899, procéder à une nouvelle adjudication pour parvenir à l'achèvement complet des travaux envisagés.

Cette dernière adjudication fut consentie au profit de MM. Jammy et Galtier, moyennant un rabais de 28 %, ce qui établissait le montant des nouvelles dépenses à six millions environ, et le total général à plus de vingt-six millions, soit dix-huit millions de plus que la dépense prévue au devis estimatif de 1885.

D'autres l'ont vivement reproché au maire de Bône, prétendant que son projet d'agrandissement du port "était une oeuvre ruineuse pour le pays, trop vaste et mal conçue" (ce sont les propres termes des journaux de l'opposition) et que les ingénieurs avaient été ses complices pour tromper leur administration, en établissant des devis prévoyants des dépenses financières relativement modestes.

La rue Saint Augustin
Bône - La rue Saint Augustin


Quoi qu'il en soit, on est à même aujourd'hui après plus d'un demi-siècle, de juger l'œuvre de Jérôme Bertagna et de comprendre quels efforts il a dû accomplir pour la mener à bonne fin. C'est donc à lui seul que revient le mérite d'avoir obligé la haute administration à admettre l'importance future du port à la fois comme débouché maritime des produits miniers de l'Est constantinois, et comme base stratégique navale, ainsi que la guerre de 1939-1945 devait le démontrer.

Peu d'hommes politiques ont été attaqués aussi âprement que lui. Et bien peu surtout auront laissé, autant que lui, des marques aussi tangibles d'intelligence, de prescience et surtout de fermeté et de foi dans les destinées de cette cité qu'il aimait passionnément et dont il était si fier d'être le premier magistrat municipal.

Jérôme Bertagna pensait avant tout à l'avenir de la ville qu'il administrait. Il usait en toute occasion de son influence et de son autorité qui étaient reconnues, pour drainer vers Bône la plus grande partie possible des disponibilités financières de l'Algérie.

Cela avait suffi pour exciter les convoitises, provoquer les déceptions et faire naître la jalousie des autres régions d'Algérie qui ne trouvaient plus, après lui, assez de ressources au Gouvernement général pour la réalisation de leurs propres projets.

C'est de là certainement, que sont partis les remous qui ont voulu saper son autorité en le présentant dans l'opinion française sous un jour nettement défavorable. Ses concitoyens, qui savaient ce que leur ville devait au dévouement et à l'intelligence de leur grand homme, ne s'arrêtaient pas aux attaques dirigées contre lui. Ils ne voulaient se souvenir que de son inlassable labeur en vue de la prospérité bônoise. C'est dans cet esprit que fut érigée en 1907, quatre années après sa mort, la monumentale statue qui domine notre Cours, lequel à partir de cet événement a changé de nom pour la troisième fois, pour devenir le "Cours J.- Bertagna" après avoir été successivement 'Les Allées" et le "Cours National".

Pour placer le monument, on avait dû supprimer la jolie vasque couverte de nénuphars et entourée de palmiers et autres plantes exotiques qui se trouvaient devant le théâtre.

Les extrémités des deux parties du Cours qui avoisinaient de chaque côté la petite place octogonale sur laquelle était la jolie vasque, furent avancées de quelques mètres, coupant ainsi le prolongement à travers le Cours des deux rues latérales de la place du Théâtre.

Sur la partie nord, entre le square de l'Hôtel de Ville et la statue, on transplanta avec un rare bonheur, car aucun n'en souffrit, tous les palmiers et les chamerops du petit jardin détruit.

Ils vinrent se mêler aux quelques autres palmiers qui s'y trouvaient déjà, pour faire à l'ancien maire un épais fond de palmes ondulantes et vivantes, comme si l'on avait voulu glorifier davantage le souvenir de Jérôme Bertagna.

Basilique de saint Augustin à Hippone
Basilique de Saint Augustin à Hippone

Le monument reposait entièrement sur la partie gagnée sur la chaussée. Il était placé sur le chemin que suivait chaque jour l'ancien maire pour aller des bureaux de sa maison de commerce, située au 29 de la rue Mesmer à l'hôtel de ville.

Jérôme Bertagna passait en effet régulièrement entre le théâtre et le café Saint-Martin, rendez-vous officiel de tous ses partisans et amis.

Le sculpteur Sicard a fait un monument grandiose où les traits et la stature de Jérôme Bertagna sont fidèlement reproduits dans le bronze.

Comme le port qu'il avait conçu, voulu et créé, le monument fut trouvé beaucoup trop grand aussi. Il fut solennellement inauguré en avril 1907, par une hargneuse journée pluvieuse sous un ciel infiniment bas, gris et triste. C'est le gouverneur général Célestin Jonnart qui vint lui-même présider la cérémonie, au milieu d'une foule innombrable.

Comme tous les hommes d'action, Jérôme Bertagna avait eu naturellement de nombreux adversaires et des contempteurs sournois et bien souvent anonymes, qui ne désarmèrent point après sa mort.

Tandis que la voix du gouverneur général, sous la pluie qui tombait et par-dessus la multitude de parapluies ouverts, célébrait avec éloquence les mérites de l'ancien maire de Bône et que l'on entendait revenir dans ses louanges, deux noms à la sonorité pareille et au rythme semblable : Bertagna-Gambetta" - Le père de Jérôme Bertagna comme celui de Léon Gambetta était sarde, originaire de Nice, sans qu'il y eut par ailleurs entre les deux fils aucune autre affinité d'esprit, ni aucune ressemblance quelconque. On percevait dans la foule d'autres voix qui criaient : "Demandez l'envers de la statue"; "Lisez l'envers de la statue"; "Un franc seulement".

C'était un pamphlet de Maxime Rasteil que l'on vendait et qui rappelait, en les résumant, toutes les accusations qui avaient été portées, durant sa vie, contre l'homme politique dont on célébrait les mérites avec tant d'éclat.

Ce maire avait été suspendu en 1895, puis révoqué, par le ministre de l'Intérieur Barthou. Il avait fait l'objet de vingt-huit instructions judiciaires qui toutes avaient été clôturées par des ordonnances de non-lieu.

Le procureur général Broussard, de la Cour d'Alger, après une enquête personnelle, avait proposé son renvoi devant une cour d'assises de la métropole pour cause de suspicion légitime, l'influence de Jérôme Bertagna et de ses amis interdisant absolument selon lui, que l'on confiât le soin de juger cet accusé de marque à une cour d'assises d'Algérie.

Cette petite brochure à la couverture grise, couleur du temps de ce jour d'inauguration, rappelait tout cela, mais la foule qui l'achetait était fière quand même de son grand homme.

Jérôme Bertagna faisait partie désormais de la religion de Bône. Son culte à lui avait été le port qui, à ses yeux, constituait tout l'intérêt qu'on devait attacher à la ville;

Cette vocation de la cité, il l'avait fixée lui-même, dans le cartouche en fer forgé qui orne chacun des deux battants de la grande porte de l'hôtel de ville, où l’on voit la lettre "B", initiale de la ville, traversée de haut en bas, par une ancre, symbole du port et symbole de l'espérance aussi.

Louis Arnaud

(Extrait de "Bône, son Histoire, ses histoires", écrit en 1960.)

in l'Algérianiste n° 87 de septembre 1999

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