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Jean GRENIER (1898-1971)

Écrit par Jean Bogliolo. Associe a la categorie Auteurs

 

On ne présente pas Jean Bogliolo aux lecteurs de L'Algérianiste, qui ont su apprécier son œuvre importante et, en particulier, " l'Algérie de papa ", couronnée par l'Académie française. Jean Bogliolo, disparu en 1999, a bien connu certains écrivains d'Algérie et le C.D.H.A. (Centre de documentation historique sur l'Algérie) lui a demandé d'écrire la biographie de ces écrivains pour le dictionnaire L'Algérie de A à Z. (1) Jean Grenier et Robert Randau ont déjà fait l'objet de dossiers encyclopédiques pour ce dictionnaire. Le C.D.H.A. a bien voulu nous autoriser à reproduire cet article sur Jean Grenier.  

 

JEAN GRENIER, né à Paris le 6 février 1898, passe à Saint-Brieuc son enfance et adolescence, fait dans la capitale ses études supérieures (Khâgne, Ecole normale supérieure, Sorbonne), est reçu à l'agrégation de philosophie en 1922. Puis il exerce dans les lycées, successivement à Avignon, Alger (un an : 1923-1924),, Naples (Institut français), Albi, Alger de nouveau (pour huit ans cette fois : 1930-1938), Vanves, Montpellier. II passe sa thèse de doctorat d'Etat en 1936 et oblique ensuite de l'enseignement secondaire dans le supérieur : Faculté des lettres de Lille (1941), Université Farouk-le, à Alexandrie (1945), Université Fouad-1er au Caire (1948), Lille encore, et enfin Paris et la Sorbonne où, succédant à Maurice Souriau, il occupe la chaire d'esthétique (1962-1968). Retraité, il meurt à Dreux-Vernouillet le 5 mars 1971.

Collaborant à la N.R.F. depuis 1926 il dirigeait chez Gallimard la collection " Métaphysique ", et faisait partie du jury de certains prix littéraires (prix de la Pléiade, prix des Critiques). Lui-même avait reçu en 1949 le prix Portique pour ses premiers ouvrages; et, à la fin de sa carrière magistrale lui fut attribué le Grand Prix national des lettres en 1968 pour l'ensemble de son œuvre. Après bon nombre de pérégrinations, il passa les dernières années de sa vie à Bourg-la-Reine, non pas retiré du monde, mais distant de lui à son habitude. Grand voyageur durant son existence (Provence et Bretagne, Afrique du Nord, Angleterre, Espagne, Italie, Grèce, Turquie, Moyen-Orient), il aimait aussi la flânerie. Et ces flâneries dans son jardin, sa bibliothèque, à la campagne ou en ville, le menèrent autant que les longs itinéraires à la lente et sûre découverte du monde et de soi.

II y eut tout ensemble chez Jean Grenier un professeur de philosophie (inséparable de l'homme), un philosophe et un penseur, un écrivain et un artiste, enfin un méditerranéen et un "algérien".

 

Le professeur et l'homme

 

Ce qui marquait chez le professeur Grenier (et je parle ici en qualité d'ancien élève de l'Hypokhâgne d'Alger 1932-1933, où se trouvait aussi Albert Camus), c'était un rare mélange d'une originalité parfois pleinement fantaisiste et de la conscience professionnelle toujours sérieusement exercée. Sa vaste culture souvent proche de l'érudition, acquise au prix d'un travail austère, il l'enrichissait sans cesse par les lectures, les recherches, les méditations personnelles, en esprit soucieux de se mettre et de rester " au courant" de tous les courants de pensée, passés ou présents. Puis il la décantait, l'humanisait en la simplifiant, pour la mettre à notre portée avec une facilité qui semblait nier l'effort fourni, car jamais cela ne " sentait l'huile" ni " la lampe ". Et, avant d'être philosophe pour lui-même, il accomplissait à merveille en détail sa tâche magistrale pour ses élèves.

De son désir socratique d'apprendre et d'enseigner à apprendre, je veux citer l'exemple significatif suivant. Passé de l'Hypokhâgne algéroise à une Khâgne parisienne, je lui parlai une fois de mes professeurs de philosophie qui lui avaient succédé et commençaient à " se faire un nom" (un Le Senne, qui devait finir en Sorbonne et membre de l'Institut, un Lavelle, futur membre du Collège de France). Alors Jean Grenier me demanda de lui passer leurs cours (copieux) qu'il désirait connaître. Quand il me les rendit, grande fut ma surprise de constater qu'il les avait lus avec une telle attention qu'en marge ou dans les interlignes figuraient des remarques de sa main.

 

 

Dans son enseignement, Jean Grenier alliait la solide profondeur du métier et la légère finesse d'un Ariel, ce délicieux génie aérien de Shakespeare, qui anime le Songe d'une nuit d'été. Entre l'étude des mythes platoniciens et celle des théories de l'Ecole de Wurtzbourg par exemple, il savait manier l'ironie avec une douceur de tact et une gentillesse de cœur telles que, même si l'on en faisait l'objet, on se prêtait aussitôt de bonne grâce à son jeu. Ainsi, lorsque l'intermittente fantaisie le prenait de nous traiter à la troisième personne, en nous donnant du "Monsieur" cérémonieusement, d'un ton de courtoisie affectée qui nous enchantait.

Parfois il se lançait dans quelque numéro d'imitation, genre sketche de chansonnier montmartrois. Par exemple, je me souviens parfaitement de son improvisation d'un pseudo-discours du président Herriot, la main sur le cœur, à l'heure du vote d'une motion nègre-blanc à la séance de clôture d'un congrès du parti radical - radical socialiste; ou de son "évocation" d'une homélie de Mgr Leynaud, le bon archevêque d'Alger, dont la voix fusait en chevrotements et larmoiements pathétiques sous les voûtes de la cathédrale Saint-Philippe (aujourd'hui mosquée!). Seulement, dans ces plaisanteries pédagogiques, jamais une goutte de fiel ni rien d'offensant soit pour la personne, soit pour ce qu'elle représentait. Puis, le " divertissement " terminé, on revenait bien vite à Descartes ou à Bergson.

En banlieue nord d'Alger, dans sa villa d'Hydra au jardin verdoyant, Jean Grenier accueillait cordialement outre ses amis ses élèves aussi, quand certains venaient du Grand Lycée (baptisé ensuite Bugeaud, puis Abd El-Kader!) lui rendre visite. Car "enseigneur" autant qu'enseignant, il s'intéressait avant tout à former les esprits en "éveilleur" d'idées; il s'efforçait de découvrir en "sourcier" ce que chacun pouvait recéler de promesses et d'originalité. Son bureau, vaste et clair, présentait l'aspect d'un capharnaüm de livres, dont le "beau désordre " était sans doute, selon le mot de Boileau, "effet de l'art", car il s'y retrouvait à merveille lorsque, au cours d'amènes dialogues socratiques, il désirait trouver une référence ou prendre sur quelque étagère un de ses premiers ouvrages.

En effet, Jean Grenier vous en offrait parfois un exemplaire dédicacé. Ainsi je conserve précieusement Les îles (édition 1933), dont, à travers un compliment " poussé ", mais tempéré d'humour dans son ambiguïté même, la dédicace traduit bien, ensemble, sa naturelle gentillesse et son ironie toujours adoucie. Je pense que ce double et inséparable trait de caractère dut se maintenir peu ou prou jusqu'au bout. Et cette gentillesse humoristique et tendre, il savait la pousser, grâce à un effort de lucidité bienveillante, au point de ne pas s'offusquer de certaines incartades inspirées à la jeunesse par une impertinence niaise et brutale que, dans l'inconscience irréfléchie du premier mouvement, ni elle ne modère ni elle ne pèse.

Ainsi - un exemple - d'algérois devenu " parisien ", je reçus un jour de lui, sous forme de carte postale, une photographie de Mussolini où le Duce affichait une attitude théâtrale assez ridicule. Je dois avouer qu'en cette lointaine époque, par goût de la " romanité ", j'affectais quelque faible pour le fascisme italien. Au verso de la carte, un " cher ami " et quelques lignes plaisantes, d'ailleurs sans rien d'offensant ni pour le destinataire ni pour le dictateur. Alors, stupidement, au lieu de me sentir honoré, je déchirai la photo et pris cette gaminerie assez mal pour répondre sans barguigner qu'après tout ni lui n'était mon ami ni moi le sien.

Là-dessus, silence normal de Jean Grenier. Plus tard, honteux à la réflexion, je battis ma coulpe. Et voici sa réponse "Pourquoi vous en voudrais-je? Si j'ai cessé de vous écrire, c'est que je pensais que notre correspondance ne correspondait plus à aucun objet. Vous étiez dans cette période de raidissement contre laquelle on ne peut rien et qui est nécessaire. Vos chants du coq étaient une affirmation qui vous défendait de tout ce qui autour de vous était prêt à vous nier. Personne dans la société française actuelle, ni rien, ne reconnaît qu'un jeune homme a une âme et un corps, qu'il a peut-être une valeur dans l'avenir, qu'il faut sauvegarder. Alors ce jeune est naturellement porté à réagir brutalement contre son milieu. II a aussi la peur de n'être pas estimé à sa valeur, de n'être pas " mis à sa place", et il veut qu'on ne le prenne pas pour un autre. Tout cela n'arrive pas dans un milieu harmonique. "

Ah! très cher Jean Grenier! Je doute que l'expression "un cœur d'or" puisse jamais s'appliquer au plus généreux des banquiers, mais si elle n'existait pas, c'est pour vous qu'il eût fallu l'inventer! Tel était donc l'homme Grenier, tel s'épanouissait en lui ce que, selon l'expression de Nietzsche, on pourrait appeler " l'esprit de la danse ". Son sourire ou demi-rire masquait à peine, et toujours, une sensibilité raffinée. Jamais il ne laissait une lettre sans réponse. Dieu seul savait comment il " se débrouillait" pour remplir tant de tâches où il assumait l'essentiel sans rien négliger du détail. II semblait heureux, le disant clair, quand on avait pour lui un mot, un geste de reconnaissance, de respect, d'attachement. Tous ses élèves l'aimaient, encore qu'assez peu sans doute pussent apprécier pleinement le bienfait providentiel, immérité, d'avoir pour professeur un pareil maître.

Certains daubaient sur sa prétendue étourderie, et de plaisantes méprises dont une fiévreuse imagination collective fabriquait de saugrenus exemples. A vrai dire, je n'eus jamais la moindre occasion de remarquer rien de tel, en dehors, peut-être, de rares et infimes détails matériels qui montraient que sa forte personnalité dédaignait de singer un Pétrone, arbiter elegantiarum, ou un Brummel, " le roi de la mode".

La sensibilité de Jean Grenier, je compris d'emblée combien elle avait dû être martyrisée lors du drame de la route qui coûta la vie à Albert Camus. Quoique les événements d'Algérie et les hasards de l'existence eussent depuis un certain temps interrompu notre bien maigre et très lâche commerce épistolaire, je lui écrivis aussitôt pour lui dire que j'étais de cœur avec lui et l'accompagnais dans la douleur. Plus tard sa brève réponse, dans sa sobre et stoïque simplicité exprima bien le déchirement dont il souffrait : une plaie profonde que le temps ne referma point.

De ce lien professeur-homme je voudrais donner enfin un dernier exemple trop personnel sans doute, mais si éclairant! Devenu donc en 1932-1933 élève de Jean Grenier en classe de première supérieure de lettres au Grand Lycée d'Alger, j'y eus pour condisciple Albert Camus qui était d'évidence " l'étoile " de la classe, ou plutôt son soleil levant. Notre maître de philosophie (six heures par semaine), sans jamais négliger, par devoir professionnel, l'aspect purement scolaire du travail, attachait bien sûr une grande importance à l'aspect personnel, cherchant toujours à déceler avec flair ce que chacun pouvait bien porter en soi de germes d'avenir et " avoir dans le ventre". Or, incontestablement, plus même qu'un brillant élève, Camus était déjà pour lui un " sujet" exceptionnel et comme, disons, un disciple.

Nonobstant quoi, si, en fin d'année scolaire, Camus obtenait le premier prix de français (professeur M. Mathieu, lui aussi un maître éminent) et moi le second, en philosophie ce fut exactement le contraire, ainsi qu'en fait foi le palmarès... à la stupéfaction générale, j'obtenais le premier prix et Camus le second - en dépit de la manifeste supériorité de niveau personnel et de talent précoce chez ce dernier. Alors, quoi? Question à laquelle je n'ai jamais su apporter une réponse sûre et que je n'ai jamais osé poser au seul qui eût pu y répondre.

Jean Grenier avait-il voulu donner d'avance une leçon de modestie à quelqu'un qui, tout en étant conscient de sa propre valeur, ne péchait nullement par immodestie - bien au contraire - mais dont il pressentait l'avenir glorieux? Ou accorder une prime à la jeunesse, car j'avais deux ans de moins que Camus, sans doute retardé dans ses études par les circonstances familiales, et donc plus " mûr" ? Le jour même de l'épreuve, le favori en piste avait-il pâti d'une défaillance, comme il arrive par exception aux meilleurs; et, pour une fois, avais-je été, moi, vraiment le meilleur? Le correcteur désirait-il aussi couper court brutalement à toute apparence qui, aux yeux de mauvais esprits eût pu le faire soupçonner de " chouchoutage " en faveur d'un élève privilégié? Chacune de ces hypothèses se heurte forcément à l'invraisemblance, voire à l'injustice.

Plus logiquement enfin, Jean Grenier entendait-il démontrer par un choix (peut-être arbitraire mais rationnel dans sa perspective de professeur-homme) que, selon un terme emprunté à Pascal, il existe différents " ordres de choses " ? Ici, l'ordre "scolaire" et l'ordre "personnel". Or, dans l'ordre " scolaire ", celui, disons, du "fort en thème", élève et professeur devaient agir " scolairement " - de même que, dans l'ordre "personnel", ils devaient agir " personnellement ". Et l'ordre "scolaire", c'était aujourd'hui, au lycée d'Alger - tandis que l'ordre " personnel", c'était demain, à Paris et... Stockholm. A l'analyse, cela signifiait donc que le second dans l'ordre "scolaire " ne l'était que parce qu'étant premier dans l'ordre " personnel ", et que le premier dans l'ordre de " l'école" ne l'était que parce qu'étant second dans l'ordre de " la personnalité". A l'un le présent, l'avenir à l'autre.

Ce simple fait prouve combien grande était chez le professeur la finesse de l'homme - et la délicatesse de cœur. Car ainsi son choix satisfaisait toutes les aspirations et contentait les deux concurrents, dont l'un ne dépassait guère l'instant et l'autre disposait déjà de la durée en anticipant sur le futur. Bel exemple de l'esprit d'équité toute " salomonienne " d'un " ordre" supérieur à " l'ordre " d'une simple justice, apparente mais borgne autant qu'étriquée.

Un détail étrange pour en finir avec ce premier aspect de Jean Grenier, que je ne savais pas malade. De Madrid je lui écrivis le 5 mars 1971 à Bourg-la-Reine, précisément le jour même où il mourait à Dreux-Vernouillet. La lettre ne m'a jamais fait retour. Singulière coïncidence où certains seraient tentés de voir quelque " intersigne " !

 

Le philosophe et le penseur

 

La variété (mais non la dispersion) de l'œuvre de Jean Grenier, dont témoignent les titres de ses nombreux ouvrages, montre un esprit ouvert aux multiples aspects du monde. II fut surtout un penseur, qui savait faire penser, au lieu de s'ériger, comme tant d'autres, en fabricateur de dogmes à gober.

Sceptique jusqu'à l'égard du scepticisme même, tout en ayant ses convictions et croyances, il n'avait ni système ni esprit de système - et l'on ne saurait aucunement dire "greniérisme" comme on dit platonisme ou kantisme, structuralisme ou existentialisme. Penseur existentiel par excellence et existentialiste à sa manière, sans doute accéda-t-il vraiment à la philosophie par l'intermédiaire d'un autre philosophe, Jules Lequier (1814-1862), autre penseur essentiellement existentiel dont il étudia la vie et publia, en les analysant, les œuvres complètes difficilement retrouvées et réunies. Sans lui, Lequier, dont on ne peut plus ignorer l'importance, serait resté totalement inconnu de tout public.

C'est donc à La philosophie de Jules Lequier que Jean Grenier consacra sa thèse de doctorat d'Etat (1936). Dans un couloir de la Sorbonne, je lus un jour par hasard qu'une soutenance de thèse (de "M. J. Grenier, professeur à Alger") aurait lieu tel jour à telle heure dans tel amphithéâtre. Comme il ne pouvait s'agir que de LUI, je résolus d'y assister. J'en avisai deux de mes amis - de ses anciens élèves d'Alger; et nous fûmes les trois à cette aubaine. Le jury enrobé en grande tenue de gala, composé de personnages d'âge vénérable et au passé philosophique chargé, était présidé par Léon Brunschwig, redoutable rationaliste auteur d'une fameuse édition des " Pensées de Pascal " - assisté, je crois, du médiéviste historien de la philosophie Emile Bréhier, et aussi (?) du sociologue Bouglé, directeur de l'Ecole normale supérieure. II y avait là une petite vingtaine de présents au plus, amis ou curieux désœuvrés. Nous saluâmes Jean Grenier, qui parut content de nous voir parmi le public. Puis la séance commença.

Le président donna la parole au candidat, duquel la sobre intervention constitua une brève mise au point concernant sa thèse, dont, bien entendu, le jury avait déjà pris connaissance - fait qui expliquait vraisemblablement que les "jurés", momifiés dans une attitude de méditation introspective, ne prissent en apparence du moins, qu'un intérêt peu soutenu à la soutenance du postulant. D'évidence, d'ailleurs, les jeux étaient faits d'avance. Le président, au teint couperosé d'un solide " pelure d'oignon " coupé d'un honnête bourgogne, souffrait d'un tic masticatoire convulsif qui lui faisait vibrer les mandibules en de brefs frémissements prognathes, comme s'il eût savouré ce qu'il entendait. Après le tour du candidat vint celui des "jurés", président en tête, au sortir de leur léthargie.

Mais quelle ne fut pas ma surprise de constater qu'au lieu des envolées sublimes que j'attendais qui me transportassent sur les cimes de quelque Himalaya métaphysique la "discussion", ou joute oratoire, s'égailla (en même temps quelle s'égayait) en insignifiantes broutilles de pure forme, intentionnellement insidieuses à propos de telle ou telle ligne, de telle ou telle page entachée de quelque répétition verbale, de quelque faute d'orthographe, voire erreur de typographie, imputables au prote! Après ce sérieux examen des vrais problèmes philosophiques, suspension de séance. Et le jury se retire dignement pour délibérer dans le secret.

Puis prompt retour en scène. Alors, d'une voix satisfaite au milieu d'un auguste silence, le président annonce que le jury décerne au postulant, désormais impétrant la " Mention Très Honorable ", assortie d'un " avis favorable pour échange avec l'étranger".

Salve d'applaudissements. Le jury s'évapore, le public se retire. Nous félicitons avec une chaude sincérité notre bon maître, qui pouvait désormais occuper une chaire dans une faculté des lettres. II paraissait satisfait surtout de l'"avis favorable pour échange avec l'étranger", seule mention, nous dit-il, qui donnât sa pleine efficacité à une thèse, en même temps qu'il nous expliquait que pour ce genre de travail universitaire, l'ordre " scolaire" importait plus que l'ordre " personnel " (confer supra). Puis l'on se sépara. Je savais désormais, pour ma gouverne, comment se déroulait la soutenance d'une thèse de doctorat d'Etat.

Ce n'était d'ailleurs là qu'un simple épisode, une formalité nécessaire dans la carrière magistrale de Jean Grenier. On l'a appelé " le philosophe de la transparence", c'est-à-dire presque de l'invisible derrière les apparences des choses et au-delà du temps. Mais il est aussi celui du visible. Le monde méditerranéen, la Provence, la Grèce, l'Italie, l'Afrique du Nord, le Moyen-Orient, le Tao même et les trois védas lui sont "présents" autant que les deux Testaments et la peinture abstraite. Les objets de la vie quotidienne (vin ou tabac...), les animaux également, et les thèmes concomitants de la lecture, du sommeil, de la solitude, du voyage, de la promenade font partie de son univers familier, peuplent son horizon de pensée, lequel ne se rétrécit point, même lorsque sa pensée s'installe " au centre des choses ".

Certes, il y a dans ce kaléidoscopique maniement de concepts polychromes une sorte de désinvolture souveraine que l'on serait tenté de taxer de dilettantisme. Mais le solide dilettantisme, n'est-ce pas une solide " balade " entre les idées ? Connaissant la vanité des connaissances une fois qu'on les a nécessairement acquises par devoir, Jean Grenier comme tous ceux qui atteignirent à la sagesse refuse la séduisante tentation de donner superbement solution à tout. Mais il a néanmoins pris conscience et fait prendre conscience de tout.

Philosophe de l'indifférence et parfois jusqu'à l'extrême du non-faire, mais aussi adepte de la liberté de l'homme après avoir scruté le problème du choix, il se fixe l'unité comme terme de sa quête spirituelle. Mêlé aux divers courants contemporains il savait rester puissamment lui-même. Nouveau Montaigne quoique différent de l'auteur des Essais, Jean Grenier renouvelle et enrichit ce genre de l'essai, tout en créant un " style " philosophique propre. Magicien du quotidien qu'il métamorphose, peintre délié du " visage " humain, découvreur de sourires par l'expérience intérieure immédiate, il nous guide sur les chemins qui nous permettent d'aller nous y désaltérer. De litote en litote, d'île en île, après le périple de l'archipel, avec lui on aborde enfin à la plus belle des îles succédant au centre des choses le centre de soi.

Et pourtant, selon la boutade significative du poète Tadeo Takemesto, " on lit beaucoup plus Jean Grenier au Japon qu'en France ". C'est que, de son vivant et même posthumément, son œuvre a pâti d'un double désavantage. D'un côté, trop littéraire et artiste pour les philosophes, mais trop philosophique pour les esthètes des lettres, aucun des deux clans ne le reconnut pour sien, quoiqu'il fût ambivalent. De là son double caractère, à la fois important et marginal. Car les littérateurs l'oublient en sa " qualité " de philosophe, tandis que les philosophes, faute de lui trouver une solide vocation pour l'esprit de système, l'abandonnent de gaieté de cœur à la littérature.

D'un autre côté, il y eut Camus. Or, pour beaucoup, Jean Grenier n'eut jamais d'autre existence que celle qu'il devait à Camus. Certes, il avait et conserve ses fervents, de la même race silencieuse et secrète que lui. Mais on a cru qu'il suffirait à sa gloire d'associer son nom à celui du prix Nobel 1957. La même mode qui a souvent maquillé Camus l'a maquillé lui aussi, voire effacé presque. Or, bien loin que Jean Grenier doive son existence à Camus, c'est bien plutôt celui-ci qui doit à celui-là d'exister. On peut réduire à quelques vastes visions du monde la philosophie de ce dernier. Mais celle de Jean Grenier dépasse de beaucoup " la pensée de midi "o dont s'inspire presque exclusivement le premier. Pour s'en rendre compte, il n'est que de lire tour à tour, par exemple, leurs pages bien connues sur Tipasa et Timgad, ces " lieux où souffle l'esprit ", selon l'expression barrésienne - et de comparer, dans sa plénitude, la royale et féconde concision de l'un avec l'amplification étoffée mais assez facile et diffuse de l'autre, quand il orchestre les mêmes thèmes dans le sillon de son initiateur et précurseur. Le premier effleure, suggère, distille, insuffle- le second déborde, insiste, harasse un peu.

C'est peut-être la conscience qu'il avait d'une certaine ambiguïté de cette œuvre impossible à étiqueter et classer, qui explique que Jean Grenier ne chercha nulle part refuge sous aucune bannière. II philosopha en franc-tireur jusqu'à la dernière heure - un peu à la manière d'un Nietzsche, lui aussi philosophe et poète. II ne se voulut adoubé par aucun suzerain d'aucune coterie ou caste en aucun exercice publicitaire. Ainsi, conformément à ses dernières volontés, la nouvelle de sa mort (5 mars 1971) ne fut rendue publique qu'après que ses obsèques eurent eu lieu dans la plus stricte intimité. Un Dominicain, le P. Lelong célébra l'office funèbre en l'église Saint-Gilles de Bourg-la-Reine le 9 mars, devant une dizaine de personnes. Ce fut seulement plus tard, le 17, que, hors de tout désir du défunt, se déroula une cérémonie officielle devant un ministre en exercice, des académiciens, des professeurs de Sorbonne et beaucoup d'anciens étudiants de Jean Grenier. En l'église parisienne Saint-Séverin, le même P. Lelong officia, qui reprit son homélie le 27 mars suivant, lors de la messe radiodiffusée par " France-Culture".

Or c'est précisément à ce Dominicain que l'on doit de connaître l'ultime aspect de la personnalité et de la pensée de Jean Grenier, que la philosophie amena doucement à la foi religieuse et au mysticisme. Déjà dans ses Inspirations méditerranéennes (1951, pages 59-60), il se disait " catholique et chrétien ". Peut-on ici tenir compte de son ascendance bretonne, de l'éducation, du milieu, du pays où s'écoula sa jeunesse? Certes. Et la tendance religieuse se manifeste avec éclat dans Prières (tirage à 100 exemplaires sur les presses artisanales de Gaston Puel à Veilhes-Tarn, avec illustrations de Vieira da Silva, mars 1965), puis dans Quatre prières (en 1970, chez Puel également, avec illustrations de Madeleine Grenier, sa fille).

Ces textes, inspirés d'une sobre exaltation, montrent bien, en des élans de profonde croyance proche d'un certain mysticisme, quel grand contemplatif fut Jean Grenier. Ils constituent un pieux mémorial, évoquant irrésistiblement le parchemin trouvé cousu dans le pourpoint de Pascal peu après sa mort. Un titre dit tout : Prière pour obtenir de passer du dieu des philosophes au Dieu des chrétiens. Comment, là encore, comment ne pas penser à une réminiscence pascalienne? Le P. Lelong, qui entretint avec lui un long commerce spirituel, nous montre clairement que Jean Grenier ne fut jamais un chrétien plus ou moins marginal. Les derniers mots recueillis de ses élèves le 5 mars au soir furent : "Comme tout cela est inutile! Comme tout cela est superflu!" Ainsi se marquait son sentiment aigu de l'insuffisance du monde depuis que, dans sa prime jeunesse, " couché sur la terre et les yeux tournés vers le ciel, il avait vu celui-ci basculer comme une cuvette qu'on retourne " - vision par laquelle commencèrent son intuition métaphysique et son aperception platonicienne de la faible réalité des choses. Dans " la plénitude lyrique de l'instant ", car " l'esprit est une virtualité sans limite" en marche vers l'union plus encore que vers l'unité, vers cet absolu auquel " il est aussi impossible d'échapper qu'à un stupéfiant" et qu'il porte en lui "comme d'autres portent sur eux une photographie ou une médaille ".

Dans ce mémorial qu'il nous lègue, Jean Grenier, léger par profondeur, nous donne d'outre-tombe les " heures" de la vie quotidienne : " A l'aube - Le matin - Dans la journée - Le soir". Ainsi, après la découverte d'une première île, le monde, puis celle d'une seconde, soi-même, le pèlerin passionné abordait enfin aux lointains rivages de l'île suprême, centre des centres de cet archipel infini, la véritable " lie au Trésor" : Dieu - après qu'il se fut ainsi adressé au "Dieu vivant" dans sa "quête" spiritualiste : "Toi qui nais tous les jours, fais-moi renaître! "

 

L'écrivain et l'artiste

 

Jean Grenier avait par ailleurs un sens littéraire très sûr. Naturellement, je lui montrai mes premiers écrits : une ébauche d'essai sur Nietzsche traditionaliste et décadent, qu'il jugea peu réussie, et j'y renonçai; puis quelques poèmes, qu'il n'apprécia guère, et j'y renonçai également. Vint ensuite le tour de contes et nouvelles. Là, il m'encouragea, tout en mêlant à un certain satisfecit maints sages conseils, que j'eus grand tort de ne point toujours suivre : se dégager de l'influence naturaliste, éviter le procédé répétitif d'accumulation, ne pas " épater le lecteur en lui en mettant plein la vue" par un faux fantastique et la surprise de la fin, rechercher la rapidité de l'événement et la simplicité du dénouement, fondre les thèmes au lieu de les juxtaposer...

Par ces remarques judicieuses on voit que chez Jean Grenier le penseur n'étouffait pas l'artiste - de quoi témoigne aisément son œuvre en styliste aisé, il manie à son gré la phrase courte, directe, unilinéaire, et use d'une syntaxe pure et dépouillée. Néanmoins, il sait atteindre aussi jusqu'aux sommets de la méditation pascalienne et recourt alors à l'ample période cicéronienne classique aux majestueux contours. Ainsi (Inspirations méditerranéennes, p. 66) : " Quand on pense que notre vie est livrée... nous sommes pris d'effroi " - le volume verbal ondule par degrés d'une quinzaine de lignes pour mourir d'un coup sur un à-pic inattendu, qui a la sécheresse d'un couperet de guillotine; et l'on songe alors au fameux fragment de Pascal précisément sur l'homme comparé à un naufragé abandonné dans une île déserte. Cet élan lyrique, tempéré de lucide sobriété, se déploie aussi dans maints passages de ses Prières, groupés parfois en sortes de versets bibliques ou claudéliens. De même lorsqu'il chante " la paix magnanime des chênes, le calme olympien des cyprès, les cheveux emmêlés des arbres, la tête ronde et unie de la forêt " -ou qu'il rajeunit au point de la rendre toute nouvelle, la vieille métaphore de la fleur des champs - ou que son Cornélius nous offre l'opulente description de l'ancienne Saint-Pétersbourg, cette "ville qui rappelle en même temps Rome et Venise sur la Néva". Et quoi de plus beau, de plus " prenant " par l'émotion, que l'apostrophe finale des Iles fortunées, dont la cadence harmonieuse répercute longtemps en nous son écho fraternel : " Fleurs qui flottez sur la mer... surprises du matin, espérances du soir... " ?

Jamais, chez Jean Grenier, la pensée n'efface ou n'obscurcit l'art. Sans rien de commun avec le jargon emberlificoté de la plupart des philosophes de profession, qui jonglent à l'envi avec un insondable patois technique pour initiés et baragouinent en charabia des oracles sybillins de la verbosité logomachique desquels Œdipe ressuscité ne percevrait point les inanes énigmes, sa langue, bien au contraire, convient à " l'honnête homme" cultivé et de bonne compagnie. Elle reste constamment fluide et rapide, à la fois précise comme un scalpel et " rêveuse" par le retentissement qu'elle suscite en nous. L'auteur sait approfondir l'analyse méditative par introspection ou observation, tout en dessinant les arabesques de la songerie, en dépliant les volutes d'un sommeillement quasi panthêistique qui lui donne le sentiment d'une naissance comme s'il commençait d'exister alors seulement. Ainsi tout le développement : "quand je vivais à Naples... je me laissais pénétrer par les jeux de la lumière sur les marbres " (Les Iles, pp. 88-91, éd. 1933) - et l'on évoque le Rousseau des Rêveries d'un promeneur solitaire. Comment aussi, à propos de ses pages sur les statues du British Museum, sur la campagne romaine ou la villa d'Hadrien, sur Athènes et les épitaphes grecques ou le panorama du Bosphore, ne pas songer aux tableaux célèbres d'un Chateaubriand ou d'un Pierre Loti, et à la fameuse Prière sur I'Acropole d'Ernest Renan!

II n'est pas jusqu'aux plus raffinées ressources de l'art d'écrire qui ne fassent point défaut à Jean Grenier. II a le sens de la formule et le don de la métaphore. Sous sa plume, même les pierres s'animent en une sorte de magique " épiphanie ". Dans l'ensemble de son œuvre, on pourrait aisément, moissonneur ou glaneur efficace, engerber un riche " spicilège" d'aphorismes et maximes, d'images et comparaisons, pour les bien engranger dans notre mémoire. Prenons au hasard des lectures.

Ainsi, pour les Pensées : " La compagnie des morts me fait penser à tout ce qui n'est pas mortel." - "Quelle force n'a pas la faiblesse dès que nous brûlons d'obéir!" - " Le monde, à être contemplé, se change-t-il donc en poussière?" - " Prenez la vie quotidienne : il en giclera de la poésie. " - " Le temps détruit ce qui n'est que réel. " - " La nuit nous fait connaître l'unité. " - " Rien de grand ne se fait sans un attachement. " - " Le conflit est sans issue entre l'absolu dans la jouissance et l'absolu dans l'amour. " " L'important n'est pas de mener une vie de confort; c'est de sentir une plénitude, fût-elle de souffrance. " - La " sentence " parfois se mue en simple définition : la mer, " symbole du possible " - la Méditerranée, " une brièveté qui suggère l'infini" - le cinéma, " opium pour pauvres ou peu exigeants" (on y baigne dans une "torpeur médiocre mais délassante")...

Et voici pour les métaphores, toujours au hasard : "Quel repos pour un cœur déçu que le spectacle d'un golfe recourbé comme un beau-bras!" - " La nature a besoin d'être fixée dans une commémoration, comme un oiseau dans la glu. " "L'immensité du désert est comme un gouffre pour l'esprit"... Parfois la comparaison se condense en image : "Tous mes bonheurs ne sont que des grains dont je n'arrive pas à faire un chapelet. " - Chaque homme mort " ne fut qu'une syllabe aussitôt terminée que commencée et le discours de l'univers n'a pas de fin.,, - Le cyprès est " un doigt tendu" nous invitant à. "mesurer l'insensible écoulement du tmps ". Que de guirlandes pour florilège ne tresserait-on point rien qu'à flâner un instant, nous aussi, dans le "jardin" de ,Jean Grenier, où, à partir d'un certain endroit, nous respirons " une odeur de miel qui sent l'Orient " !

Mais même au cœur de ces délices poétiques Jean Grenier ne perd jamais le goût de l'humain - soit de la plaisanterie sous forme d'amène badinage. C'est un peu comme le reflet du " sourire" de Zarathoustra. Ainsi lorsque, parodiant Plutarque dans Les Iles, notre philosophe ébauche Les vies des bêtes illustres, selon un classement rigoureusement méthodique et judicieux. En particulier ses " lexiques " réunis formeraient à eux trois un copieux " lexicon " de bons mots confits en un humour tour à tour froid, tiède ou brûlant. Ces "grenieriana", tout émaillés de boutades, commenceraient par un A prometteur ("Abjuration : ne jurer de rien pour ne pas être obligé d'abjurer"), pour finir par un Z fidèle aux promesses du début : "Zéro : envoyer une feuille blanche à la personne à qui l'on a le plus à dire. "

Ainsi se trouve réalisé en un certain sens l'idéal cher à Nietzsche qui intitula l'un de ses ouvrages les plus denses et scintillants Le gai savoir (ou La gaie science - selon les traducteurs). Rarissime amalgame! Car d'ordinaire le savoir est terne et morne, voire ennuyeux et triste : il nous " pèse"; et la gaieté, qui allège et entraîne, se révèle trop souvent fruste, ignare ou niaise. Mais Jean Grenier échappa sa vie durant à cette funeste dichotomie. C'est que, pour reprendre une expression de Barrès, seul " le sérieux permet toutes les fantaisies ".

 

Le méditerranéen, et l' " Algérien "

 

Nous savons que, pendant neuf années de son existence, le philosophe-artiste, le poète-penseur qu'était Jean Grenier, a pu du haut des terrasses du Grand Lycée d'Alger, comme auparavant à Naples, contempler la Méditerranée "cette brièveté qui suggère l'infini"; et il vécut longtemps sur les rivages de la " Mer du milieu des Terres". C'est de ce durable contact, de cette présence par cœxistence, que naquirent, en bonne part Les Iles et les Inspirations méditerranéennes, deux parmi ses ouvrages les plus révélateurs de sa pensée et de son art par l'inspiration toute charnelle dont ils sont nourris. Là sont à la fête tous nos sens, qui reçoivent à pleines brassées des fleurs, des rayons de soleil et des embruns aromatiques.

Mises à part quelques pages de Louis Bertrand (Nuits d'Alger) ou de Montherlant (Encore un instant de bonheur !), nul de ceux qui ne naquirent pas en " Numidie" n'aura écrit sur l'Algérie avec au tant de ferveur que Jean Grenier, cultivateur assidu de cette glèbe dont un Gide avait déjà tiré ses Nourritures terrestres. C'est vraiment une prose poétique, un chant rythmé de poème en prose qui nous captive lorsque, pèlerin passionné, ce Breton d'ascendance nous fait "saisir" par le corps et l'esprit la " poésie et prose d'Alger", la Kasbah d'El Djezaïr, le cimetière musulman d'El Kettar, Santa Cruz et d'autres paysages africains, le casino Bastrana, les gorges du Rhumel et le boulevard de l'Abîme, la nuit à Biskra, le charme de Tipasa ou l'enchantement de Timgad.

" II existe pour chaque homme des lieux prédestinés au bonheur", déclare Jean Grenier dans sa préface des Inspirations méditerranéennes. Ces " lieux privilégies", il les a trouvés à Séville comme à Naples, en Egypte comme au Liban, dans la médina de Tunis ou au belvédère de Sidi Bou-Saïd aussi bien qu'en Provence - mais surtout et longtemps en Algérie. Et il les a chantés, célébrés, glorifiés avec des accents tour à tour d'aède ou de troubadour - presque plus superbement sans doute que n'importe quel chantre autochtone. Car c'était pour lui l'émerveillement d'une, découverte choisie, le prix d'un délicieux approfondissement - non point un cadre imposé d'avance par le sort. Nous trouvons là sous sa plume de véritables pages d'anthologie. Son lyrisme se complait à magnifier, à exalter sans lassitude cette plénitude d'"instants privilégiés", inspirateurs précisément de ce même lyrisme, et où, à chaque heure, on peut se dire : "j'ai gagné d'un coup tout ce qui pouvait être gagné" - où " de zéro on passe à l'infini" - où " l'on se sent accablé de bonheur " - où "l'on se survit ".

Ainsi Jean Grenier a-t-il nettement influencé non point une "école" mais du moins un certain style " méditerranéen" - ce que Camus, d'un terme sans doute inspiré de Nietzsche, devait appeler " la pensée de midi " (dans L'Homme révolté), par fidélité au legs de l'Hellade antique. Camus, voilà donc prononcé le grand nom, inséparable de celui de Jean Grenier. Certes, cet "éveilleur" - éveilleur autant par sa maïeutique de type socratique que par son rayonnnement personnel, son éclatant " carisme " -s'intéressa toujours à la jeunesse et à l'éveil de tout possible talent, afin de lui permettre de s'épanouir. Aussi son influence a-t-elle marqué d'autres personnalités que nous désirons mentionner, avant de nous attacher davantage à celle qui reste la plus digne de retenir l'attention.

Je citerai donc un Max-Pol Fouchet, polygraphe connu, un René-Jean Clot, plus coté comme peintre que comme romancier; un Charles-Emmanuel Dufourcq, éminent historien médiéviste, passé de l'université d'Alger à celle de Nanterre, et auteur d'ouvrages appréciés sur le monde méditérranéen hispano-maghrébien. Je n'aurai garde d'oublier un Marcel Chiapporé, helléniste distingué qui exerça dans les universités de Dakar et de Rennes un Marcel Belamiche, traducteur d'anglais et d'espagnol chez Gallimard - un Edmond Charlot, éditeur pour qui la Roche tarpéienne remplaça très tôt le Capitoleun Claude de la Poix de Fréminville, éditeur et imprimeur en Alger, poète et auteur d'un roman oranais, Buñoz, puis journaliste parisien, converti de l'idéal communiste à la religion gaulliste et enfin éditorialiste à Europe no 1 sous le pseudonyme de Claude Terrien. Et combien d'autres encore!

Mais c'est surtout Camus qui fut la grande découverte et, en partie au moins, la "création" de Jean Grenier, lequel figurera à jamais dans sa biographie. Certes, Camus fut son élève privilégié, le "disciple" de dilection et de prédilection. II a toujours proclamé l'immense dette contractée à l'égard de son maître. Un commerce intellectuel de trente ans et une amitié de même durée (dont témoigne une copieuse correspondance ininterrompue quoique non intégralement conservée) montrent bien la profondeur et solidité du lien qui unit si longtemps " Mentor et Télémaque ".

Lui envoyant un télégramme pour le féliciter d'avoir obtenu le prix " Portique ", Camus signait "votre élève perpétuel" (21 mars 1949). Et, dans sa préface à la réédition des Iles (janvier 1949), "l'élève perpétuel" compare l'influence exercée par ce livre sur lui et beaucoup de jeunes gens de sa génération à celle des Nourritures terrestres de Gide sur une génération antérieure. Plus qu'une découverte, ce fut une révélation, une libération qui détermina et orienta son avenir littéraire. Avec enthousiasme, il parle de cette " langue inimitable " de son "ébranlement", d'une "musique qui le rendait comme ivre " - grâce à quoi il entrait dans une terre nouvelle. " Un jardin s'ouvrait, d'une richesse incomparable; je venais de découvrir l'art", écrit Camus. Se sentant enrichi d'une " nouvelle naissance", il admire sa chance d'avoir trouvé un tel maître " pour une soumission enthousiaste", pour une "initiation au sens spirituel du terme " ; et il se sent tout " transfiguré". C'est que Jean Grenier, tout imprégné de pensée grecque et d'hellénisme, lui avait insufflé " la pensée de midi", " la pensée solaire ".

Ne serait-ce donc qu'à ce seul dernier titre, n'est-on point pleinement fondé à dire : " Jean Grenier l'Algérien " ? Certes, à la longue, certaines positions divergentes sur le plan métaphysique eussent pu, en s'accentuant, créer une " distanciation " entre ces deux esprits supérieurs. Pourtant, il est à présumer tout au contraire, que, leur mutuelle estime et affection aidant, eût triomphé le génie de la tolérance, et que, peut-être même, la conviction du maître serait devenue persuasion.

Tel fut donc Jean. Grenier, qui écrivait : " Le but de la philosophie n'est pas polytechnique; il est panoramique " (" La philosophie peut-elle se passer du philosophe? " dans A propos de l'humain, 1955). Que de riches et variés paysages nous permet de contempler le panorama que nous offre son œuvre ! Une œuvre de " gai savoir" et qu'apprécient et apprécieront toujours au plus haut point, de par le monde, les nombreux esprits épris de " gaie science ".

Et dans ce vaste et substantiel panorama notre Algérie occupe une place de choix. Par bien des fibres Jean Grenier appartient à notre terre. Il l'aimait, il aimait ceux qui l'aimaient. En 1956, je lui adressai un exemplaire de mes deux derniers ouvrages, Les Nouveaux Débarqués et Petit Jésus de Bab-El-Oued. En réponse il m'écrivait de Bourg-la-Reine le 1er juillet : "Je les ai lus avec le plaisir nostalgique que vous pensez, car je suis toujours resté attaché de cœur à l'Algérie. Je vois souvent Camus et nous avons parlé encore dernièrement de vous. D'Alger je reçois des nouvelles surtout par V., qui est extrêmement aimable pour moi... "

Oui, vraiment, Jean Grenier l'Algérien...

† Jean BOGLIOLO.

(1) Pour tous renseignements : C.D.H.A., 7, rue Pierre-Girard, 75019 Paris.

BIBLIOGRAPHIE
Comme, d'une part, j'ignore, et que, d'autre part, vivant volontairement hors du territoire français depuis juillet 1962, je ne suis point en état de savoir si des ouvrages (essais, études, thèses...) ont été publiés en France ou ailleurs sur Jean Grenier, la bibliographie ci-dessous reste forcément limitée à l'énumération de ses œuvres par ordre chronologique - sans mention des travaux qui purent lui être consacrés (en dehors du numéro de la N.R.F. " Hommage à Jean Grenier " (mai 1971).

Avant de passer aux livres mêmes de Jean Grenier (soit édités de son vivant, soit .posthumes), signalons qu'il collabora souvent à de nombreux périodiques (journaux, cahiers et surtout revues), en y publiant maints articles, dont presque tous turent d'ailleurs recueillis dans des ouvrages ultérieurs - en attendant une souhaitable quoique hypothétique édition sous forme d'" œuvres complètes-. Voici donc la liste alphabétique de ces périodiques, éphémères pour la plupart :

L'Aguedal (Maroc)
L'Arche (Alger)
Cahiers du Sud (Marseille)
Cahiers verts (série : Les Ecrits)
Combat
Comaedia
Comprendre
(revue de la Société européenne de culture)
Empédocle
Fontaine
(Alger)
Les Nouvelles Lettres
N. R. F.
Preuves
Les Terrasses de Lourmarin
Soleil
(Alger)
Soleil noir Positions

Et voici maintenant (autant que faire se peut) la liste chronologique de ses ouvrages

- Cum apparuerit (Terrasses de Lourmarin, 1930).
- Les îles (Gallimard, 1933), réédition en 1954, avec préface d'Albert Camus.
- La Philosophie de Jules Lequier (Thèse de doctorat d'Etat - Publications de la Faculté des lettres d'Alger, Ill° série,tome X -Les Belles Lettres, 1936). Ouvrage repris dans Jules Lequier - La Liberté (Vrin, 1936) et dans la publication des Œuvres complètes de Jules Lequier (La Baconnière, Neuchâtel, 1952).
- Santa Cruz et autres paysages africains (quatrième ouvrage de la collection " Méditerranéennes", Charlot, Alger, 1937).
- Essai sur l'Esprit d'orthodoxie (Gallimard, 1938).
- Sagesse de Lourmarin (Terrasses de Lourmarin, 1939).
- Inspirations méditerranéennes (Gallimard, 1941).
- Le Choix (P.U.F., 1941) - En souvenir de Richard Maguet (Librairie d'art H. Reynais, 1941).
- Braque (Editions du Chêne, 1948).
- Sextus Empiricus (Aubier, 1948).
- Entretiens sur le bon usage de la liberté (Gallimard, 1948).
- Lexique (Editions de la Part du Sable, Le Caire, 1949) (Gallimard, 1955).
- L'Esprit de la peinture contemporaine (Vineta, La Sanne, 1951).
- A propos de l'humain (Gallimard, 1955).
- Les Grèves (Gallimard, 1957) (déjà au Caire en 1959).
- L'Existence malheureuse (Gallimard, 1957). Sur la mort d'un chien (Gallimard, 1957).
- L'Esprit du Tao (Flammarion, 1957 et 1973).
- Essais sur la peinture contemporaine (Gallimard, 1959).
- Lanskov (Hazan, 1960).
- Borès (Verve, 1961).
- Lettres d'Egypte - Un été au Liban (Gallimard, 1962).
- Entretiens avec dix-sept peintres non figuratifs (Calmann-Lévy, 1963).
- Prières (Puel, 1965) - repris avec Quatre prières (Puel, 1940).
- Célébration du miroir (Robert Moral, 1965).
- Albert Camus - Souvenirs (Gallimard, 1968).
- La vie quotidienne (Gallimard, 1968).
- Jules Lequier - Dernière page (Puel, 1968).
- Entretiens avec Louis Foucher (Gallimard, 1969).
- Nouveau lexique (Fata Morgana, 1969).
- L'Art et ses problèmes (Editions Rencontres, Lausanne, 1970).
- Music (Musée de Poche, 1970).
- Mémoires intimes de X.. (Robert Morel, 1971).

Jean Grenier meurt le 5 mars 1971.

- Troisième lexique (Editions Galanis, 1973).
- Voir Naples (Gallimard, 1979) - son seul roman, en partie autobiographique.
- Jacques (Calligrammes, 1979).
- Portrait de Jean Giono (Robert Morel, 1979).
- Correspondance Jean Grenier / Georges Perros (Calligrammes, 1980).
- Miroirs (Fats Morgana, 1980).
- Correspondance Albert Camus/ Jean Grenier (Gallimard, 1981).

Outre ses propres œuvres, Jean Grenier fit la présentation de celles de certains auteurs (choix des plus belles pages, introduction...). Après Jules Lequier, déjà cité ainsi que Sextus Empiricus et le Tao, signalons :

- Sénancour (Mercure de France, 1968) - Pages choisies.
- Rousseau (Rêveries - Club du meilleur livre, 1958) - Introduction.
- Nietzsche (Zarathoustra, Club du meilleur livre, 1958) - Introduction).
- Molinas : Le guide spirituel (Fayard, 1970) -Extraits.

Ces différents textes furent repris dans Réflexions sur quelques écrivains (Gallimard, 1979). - à peu de chose près.

N'oublions pas enfin ses cours professés en Sorbonne (1962-1966), parus au C.D.U.
- L'imitation et les principes.
- De l'Esthétique classique.
- Vicissitudes de l'Esthétique et Révolution du goût.

Et maintenant, sans prétendre être aucunement exhaustif, nous craindrions d'être incomplet en n'indiquant pas que Jean Grenier a écrit une Vie de saint Gens, saint populaire du Vaucluse, particulièrement dans la région de Carpentras. Elle est restée inédite. Peut-être l'avenir nous réserve-t-il des heureuses surprises en matière de publication posthume d'inédits.

† Jean BOGLIOLO.

In l'Algérianiste n° 39 de septembre 1987

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