Edmond BRUA (1901-1977)
Les gens qui étaient en Afrique du Nord en 1941 et 1942 se souviennent de la brusque apparition, dans la renommée, d'une œuvre et de son auteur: La Parodie du Cid d'Edmond Brua. Un de mes amis, à Casablanca, en avait appris des passages par cœur et les récitait, à notre grand amusement.
Mais qui était donc ce Brua ! On ne le connaissait guère que dans le cercle de ses amis algérois - et philippevillois. Ailleurs on se contentait d'une vague réputation: " C'est un journaliste, disait-on, qui est aussi un poète fantaisiste et un peu bohème ". Mais personne autour de moi ne connaissait le moindre de ses poèmes. Quand j'ai commencé, vers 1950, a étudier le français parlé en Afrique du Nord, je me suis naturellement précipité sur les ouvrages de ceux qui avaient fait un usage systématique et même outrancier de ce langage, en commençant par ceux de Gabriel Robinet dit Musette et en continuant par les autres: parmi ces derniers, ce sont ceux d'Edmond Brua qui m'ont paru les plus remarquables. J'ai alors découvert aussi ses Fables bônoises, parues en 1938. Arrivé à Alger en 1956, j'ai voulu naturellement voir ce personnage pour moi un peu mythique: il était alors rédacteur en chef du Journal d'Alger: ce n'était pas un poste de poète bohème ! Notre entretien fut bref car il était très occupé et moi aussi. Bien plus tard, vers 1970, nous échangeâmes quelques lettres, mais je ne le connaissais toujours pas. Aujourd'hui, dix ans après sa mort, j'ai demandé à son fils Jean, journaliste à Nice, de me donner des renseignements sur un homme dont j'avais admiré l'esprit et le talent, mais dans un genre seulement. Et voici à peu près ce que j'ai appris, en découvrant ses œuvres sérieuses, comme on dit.
LA VOCATION POÉTIQUE
Edmond Brua est né à Philippeville en 1901 dans une famille de neuf enfants; son père, fonctionnaire des Finances, était le fils d'un meunier alsacien (1) arrivé en Algérie en 1840, et sa mère, née à Avisa, en Corse, était la petite nièce du médecin général Ceccaldi qui avait fait carrière en Algérie. II était donc un Pied-Noir, assez symbolique puisqu'il représentait deux provinces extrêmes de la France, de façon comparable à cet autre poète, qu'il connaissait bien, qui " naquit à Besançon d'un sang breton et lorrain à la fois " (2).
Il nous faut savoir que son père, érudit exigeant, lui a donné très tôt la passion des lettres; ce n'est pas un hasard si l'une de ses sœurs, Rose Celli, a acquis aussi un certain renom comme romancière et comme traductrice de Melville, de Dickens, de Virginia Wolf, etc...
Après son baccalauréat, à la fin de la Première Guerre mondiale, Edmond Brua vient à Paris pour préparer l'école de Chartes; le climat lui convenant sans doute assez mal ainsi que l'atmosphère de la classe préparatoire au concours -, il renonce bientôt à son projet et rentre en Algérie. II évoquera dans ses vers la déception de ses parents :
école où l'on a "trahi l'espoir des parents"
qui payaient si cher la bonne parole
pour que plus tard on fût aux premiers rangs.
(Souvenir de la planète, p. 10)
Dans un autre de ses poèmes, intitulé Le sang et où il s'adresse à son père mourant, il fait une sorte de confession et dit son remords de n'avoir pas réussi dans la voie tracée, parce qu'il a trop rêvé, parce qu'il a été un poète en somme :
Je jouais avec l'air, le feu, la terre et l'eau,
entant libre et cruel, aimé de la nature.
L'orgueil comme un alcool me montait au cerveau.
(Souvenir de la planète, p. 55).
Au lieu d'être fonctionnaire - et haut fonctionnaire - Edmond Brua est devenu journaliste. II a fait ses débuts, en 1922, à La Dépêche de Constantine; il écrivait des vers où il chantait tout ce que peut éprouver un jeune homme de cet âge au fil des heures et des jours: ses thèmes s'étendent de la simple peinture d'un paysage jusqu'à l'inquiétude métaphysique en passant par l'amour et le rêve. Voici une belle évocation de la nature, à Philippeville probablement :
Et jusqu'à la mer leur avalanche
a fait la colline toute blanche
à nous laisser croire qu'il neigea.
(Printemps, écrit en 1921 et paru dans
Faubourg de l'Espérance, p. 22)
Je viens de citer des extraits de poèmes de 1921 ou 1922. Quelques années passent et, en 1925, Edmond Brua quitte Constantine et épouse Jeanne Natali, rédactrice à la préfecture d'Alger, née de parents corses comme sa propre mère. C'est certainement elle qui est mise en scène dans le délicieux petit poème intitulé précisément La fiancée (3) :
quoi, vous avez encor pleuré ?
- Une divine devinée
s'éveillait au jardin doré.
…
- La grâce est-elle refusée,
cher cœur, que vous lui demandiez ?
- II tombait des pleurs de rosée.
Il neigeait des fleurs d'amandiers.
A elle aussi s'adresse la pièce intitulée Mois de Marie (elle est dédiée à Jane ") et datée de 1925 (4)
c'est le mois le plus beau.
Je rêve d'un poème
qui t'arrache un sanglot
ce printemps de ton cœur,
ce passé qui m'enivre
d'une pure douceur.
tu dressais un autel :
linge blanc, trois lumières,
toutes les fleurs du ciel !
un cantique montait.
Tu ignorais la vie
et mon cœur qui battait...
Installé à Alger, Edmond Brua collabore à divers journaux comme Le Journal des Travaux, puis à Travaux nord-africains. Mais ce ne sont que des périodiques et il lui reste beaucoup de loisirs: c'est sans doute de cette époque que date sa légende de poète un peu bohème. C'est aussi le temps où naissent ses enfants : Josette, en 1928, et Jean, en 1934. II écrit encore des poèmes mais, pudeur sans doute, il ne parle pas d'eux : j'ai relevé un seul passage où il évoque sa vie familiale: c'est dans La Balance, pièce dédiée à Jean Grenier et datée de 1929 (5)
mon enfant, longue à s'endormir,
qu'une atroce flèche transperce
mon cœur penché sur l'avenir.
Ma vie en coule intarissable,
fleuve de temps, fleuve de sable
sous un ciel d'angoisse et d'ennui...
Angoisse et ennui sont bien les thèmes dominants des poèmes datés de 1925 à 1930, comme dans celui qui s'intitule Insomnie et est dédié à René Janon (6) :
jaillir délivré
et dans un jour vrai
renaître, renaître !
retrouver sans cesse
la nuit plus épaisse
et le jour plus faux
demeurer ici...
Parfois il évoque le temps qui passe inexorablement, son enfance disparue, les jours passés à l'école ou ailleurs, par exemple dans un sonnet dédié à René Gille (7) :
afin de bien gagner l'éternité de Dieu.
L'ennui sans fin, sans fond, sans bords et sans milieu
m'assure désormais l'éternité des pierres.
La candeur et la foi, ces roses éphémères,
ne refleuriront plus un cœur aride et vieux
et rien n'attendrira la douleur des adieux
quand il faudra quitter les choses coutumières.
On s'étonne un peu que ces vers pessimistes soient datés de 1925. Mais quoi ! L'inquiétude et le mal de vivre sont dans le cœur des hommes, et particulièrement de ceux qui ne sont pas pris par l'action - et c'est bien le cas d'Edmond Brua jusqu'en 1942 ou 1943, années sur lesquelles je reviendrai.
En 1931 il a pourtant eu la joie de voir paraître à Paris son premier livre, Faubourg de l'espérance: il y a rassemblé ses poèmes écrits de 1921 à 1930. Mais la poésie n'avait plus grand cours en France. Les seuls poètes qui avaient l'audience de l'intelligentsia parisienne étaient ceux que l'on ne comprenait pas (je pense à Eluard première manière) : Mallarmé, en son temps, avait engagé la poésie dans la voie de l'hermétisme, et Brua était un classique, un romantique ou tout au plus un symboliste: ses poèmes avaient toujours un sens clair ou décelable. II semble bien qu'il n'ait été apprécié que dans le cercle de ses amis algérois comme Albert Camus, Emmanuel Roblès, le dessinateur Charles Brouty et quelques autres auxquels certaines pièces sont dédiées (Jean Grenier, René Gille, René Janon, etc.). Je remarque à ce sujet que le petit poème intitulé Avant l'équinoxe d'automne est adressé à André Chamson qu'il avait connu lorsqu'il préparait l'école de Chartes.
Brua, en ce temps-là, n'a donc pas connu la gloire à laquelle il aspirait (il le dit dans ses vers) et qu'il aurait acquise dans un autre siècle. Est-ce par dépit qu'il s'est tourné, en 1937 ou 38, vers la parodie d'œuvres classiques en utilisant le jargon régional ? Le fait est qu'il a publié, en 1938, ses spirituelles Fables bônoises. Puis, en novembre 1941, il a fait représenter au Théâtre du Colisée, à Alger, sa Parodie du Cid qui a eu tout de suite un très grand succès: pour lui c'est la gloire - et dans toute l'Afrique du Nord quand la pièce à été publiée, l'année suivante, par Charlot. J'ai admiré, quelques années plus tard, l'esprit, le talent d'Edmond Brua et son incomparable maîtrise d'un langage qu'il connaissait par la lecture des Cagayous certainement, mais surtout par son expérience d'enfant et d'observateur adulte. J'ai abondamment cité ses parodies dans mon livre sur la question (8) ; je ne le ferai pas ici. En 1943, on lui a décerné le Grand Prix littéraire de l'Algérie (il le partageait avec Roblès) : officiellement c'était pour Souvenir de la planète, qui le méritait bien (en 1935 avait paru, de lui, un autre recueil de vers français, Cœur à l'école): sa gloire récente de parodiste aurait pu lui nuire dans l'esprit de certains membres du jury, mais ils ne pouvaient pas nier qu'ils avaient ri à la représentation de la Parodie du Cid.
Après avoir lu cette pièce, on en vient à se dire: o Quel dommage que Brua n'ait pas écrit des comédies, en langue française ! " Or, il a fait jouer, au contraire, un poème dramatique, la Chevauchée de Jeanne d'Arc, à Alger en 1942, puis à Marseille avant l'invasion de la zone libre. Le titre indique suffisamment son inspiration patriotique. Brua avait aussi en projet une tragédie, David : il ne l'a finalement pas écrite car les événements ont donné à sa vie une autre dimension.
Si 1942 est pour lui l'année de la gloire littéraire, c'est aussi celle d'un tournant, d'une nouvelle forme de vie. Après le débarquement américain, il s'engage, en effet, dans les Corps Francs d'Afrique et participe à la Campagne de Tunisie (il écrit même, nous dit son fils, le chant de guerre de l'armée). Ensuite, il accompagne les troupes françaises en Italie comme correspondant de l'agence France-Afrique. Curieusement, il rencontre secrètement à cette occasion, à Capri, Curzio Malaparte qui avait été correspondant de guerre auprès des Allemands. II a raconté plus tard dans Points de Vue - Images du Monde (1946) comment il avait vu le manuscrit de Kaputt, ouvrage qui eut un grand retentissement parce qu'il retrace quelques-unes des horreurs des Allemands.
A son courrier de reporter sur les événements de guerre, Brua, fidèle à son image récente, joignait des pièces spirituelles, en vers pataouètes, pour le Canard Sauvage qui paraissait à Alger. A l'arrière, on avait besoin de tout: des récits dramatiques et des choses qui faisaient rire.
La guerre finie, Brua entre au quotidien socialiste Alger Soir où il fait des chroniques d'échos, mais ce journal ne dure qu'un temps. C'est en 1950 qu'il devient, comme je l'ai dit, rédacteur en chef du Journal d'Alger: Dès lors cette vie incessante d'activité fébrile - qui a duré jusqu'au printemps de 1962 - a tari les projets littéraires qu'il avait annoncés, non seulement sa tragédie (David), mais un roman (L'Or du M'zab), un drame (Maison d'enfants), un autre recueil de poèmes (Septième jour).
Après 1962, sa passion littéraire le reprend et elle prend des facettes diverses: il s'intéresse d'abord à Balzac et il va, comme les spécialistes universitaires du romancier, consulter les archives au Musée de Chantilly; il publie des articles dans l'Année balzacienne. Il entretient une correspondance suivie avec des spécialistes de son auteur, André Maurois, André Wurmser entre autres. Un de mes collègues de Nancy qui allait souvent à Chantilly m'a, un jour, transmis les amitiés d'Edmond Brua.
Son fils écrit, d'autre part, " qu'il vouera les dernières années de sa vie, avec un acharnement que ne décourage pas le scepticisme des éditeurs, à un ouvrage ambitieux que la mort l'empêchera de mener à son terme : Virgile, Horace, Dante et Balzac décryptés, où, avec beaucoup d'audace et d'ingéniosité, il s'attache à démontrer, entre ces écrivains que séparent plusieurs siècles, une connivence d'ambiguïté qui ferait de ces textes immortels de surprenantes amphibologies pour qui sait lire entre les lignes ces sortes de messages, codés selon une technique semblable, fondée sur de strictes règles étymologiques ". Je me garderai bien de porter un jugement sur un travail que je ne connais pas - et que l'on ne connaîtra sans doute jamais. Il me semble que Brua a été séduit par des méthodes employées à diverses reprises après la guerre et qui me laissent quelque peu sceptique. II serait cependant intéressant de voir ce qu'un esprit aussi fin, aussi ingénieux et aussi cultivé aurait pu en tirer.
Voilà à peu près tout ce que je sais d'Edmond Brua. Je ne le connais pas comme l'ont connu les siens ou comme l'ont vu ses amis. De nos jours, il laisse chez nos amis Pieds-Noirs le souvenir d'un auteur de joyeuses fantaisies en ce jargon d'Algérie, à la fois réaliste et fantaisiste qu'on appelle " pataouète ". " Une image qu'il ne récusait pas " écrit encore son fils, " mais dans laquelle il souffrait de se voir enfermé, lui qui fut avant tout un poète au sens le plus pur et le plus classique de l'art ".
Oui, le vrai Brua, c'est le poète à la forme classique qui a écrit de très beaux vers français ou tendres ou tristes et angoissés ou descriptifs de paysages-états d'âme. Comme l'a mieux dit le critique Georges Laffly, c'était " un grand lettré en un poète intimiste, élégiaque et exquis". Et c'est parce qu'il avait acquis une belle maîtrise de l'art d'écrire qu'il a parfaitement réussi également ses parodies en langue régionale. II faudra qu'un jour quelqu'un étudie toute l'œuvre de cet excellent poète français. C'est le vœu que je fais aujourd'hui, après avoir découvert tardivement l'aspect primordial de son talent.
André LANLY
(1) Brua, est un mot bien attesté en France sous diverses formes (Bruat, Bruhat, Bruac) ; ce n'est pas un nom germanique. Tout me porte à croire que le grand-père alsacien venait de la petite partie romane de l'Alsace, sur les penses vosgiennes.
(2) II parodie même ce poète (Victor Hugo) dans une pièce intitulée Légende marine, qui figure dans son recueil intitulé Souvenir de la planète (page 71) :
(cf. Victor Hugo: Oceano nox)
- Vois l'ombre est nuptiale, Auguste - et solennelle !
- Tout reposait dans Ys et dans Jérimaren...
(Cf. Booz endormi)
(3) Paru dans Souvenir de le planète, p. 154, mais sans indication de date.
(4) Parue dans Faubourg de l'espérance et reprise, assez modifiée, dans Souvenir de la planète, p. 156. Je donne cette version.
(5) Faubourg de l'espérance, p. 87, et Souvenir de la planète, p. 88.
(6) Faubourg de l'espérance, p. 66, et Souvenir de la planète, p. 98 : le poème est daté de 1929.
(7) Faubourg de l'espérance, p. 65 : le sonnet a pour titre La mort.
(8) Le français d'Afrique du Nord, paru la première fois en 1962, puis en 1971 chez Bordas.
In l'Algérianiste n° 44 de décembre 1988