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Léon Carré (1878-1942)

Écrit par David Darmon-Olivencia. Associe a la categorie Artistes célèbres

 Léon Carré (1878-1942)

 

 Ketty Carré
(L'Algérie des peintres Marion Vidal-Bué EDIF 2000)

 

Normand d'origine, Léon Carré est né à Granville le 23 juin 1878; son enfance s'est passée devant la mer. II aspira, avec l'air du large, le tourment de l'aventure et, souvent fourvoyé dans les rudes milieux des marins, il crayonna des têtes, des mains noueuses de pêcheurs.

"A Rennes, l'excellent maître, qui fut aussi celui de Mathurin Méheut, sut discipliner et affiner ses dons naturels et par un enseignement intelligent, il le prépara à l'Ecole des Beaux-Arts."

Léon Carré quitta la Bretagne à l'âge de dix-neuf ans, avec un bon métier de décorateur, épris des bêtes et des plantes. Reçu premier à son deuxième concours des Beaux-Arts, médaillé en 1899, il suivit à Paris les leçons de Bonnat et les conseils de Luc-Olivier Merson, mais il ne voulut jamais concourir pour le prix de Rome.

Le concours Chenavard, par exemple, dont il fut deux fois lauréat (2e prix); au lieu de choisir, selon la tradition, un thème classique, il affirma sa maîtrise et son indépendance dans les scènes modernes et réalistes " Les Côtiers" (1903) et " Le Marché arabe " (1905). Entre-temps, il était devenu associé de la Nationale et il avait fait son premier voyage en Algérie. C'est la période la plus troublée de sa vie. En rupture de ban avec l'académisme officiel, Carré se cherche dans l'inquiétude.

Son grand désir de prendre contact avec la vie, de saisir le détail révélateur, le geste expressif lui feront délaisser l'Ecole.

II préfère vivre et travailler à sa guise; il a, qui le protège, le dédain du succès facile de la vogue prématurée. En plein " fauvisme ", et " cubisme ", il n'appartiendra à aucune coterie. II préfère se mêler à la foule et se donne tout entier à la nature et à la vie.

II s'intéresse aux mille spectacles de la vie parisienne et de la rue, où sa sympathie pour les humbles le porte vers les marchés des faubourgs, les chanteurs populaires, les stations de fiacres et les squares pleins d'enfants, et aussi des restaurants à la mode où il observe avec une ironie aiguë et un sens critique singulièrement averti le monde des noceurs et de leurs compagnes.

Surtout ce sont les bêtes qui attirent Léon Carré, il passe des heures entières au Jardin des Plantes, devant un aigle ou un héron, attendant pour le fixer le retour du mouvement du même regard. C'est un merveilleux animalier et la Société protectrice des animaux choisit son projet d'affiche, après le concours international de 1904. Alors, commencent les voyages annuels en, Algérie. Léon Carré rapporte d'Algérie, en 1905, une série de croquis qui lui sont achetés par l'Etat pour le musée du Luxembourg.

II étudie les races qui se bousculent sur la côte méditerranéenne, il cherche à démêler leurs caractères dominants. Sa vision est dépouillée de toute idée préconçue et de toute littérature. Le livre qu'il aime, ce sont les notes de route d'Isabelle Eberhardt, cette aventurière qui fut écrivain sans le vouloir, pages pleines de fermeté et de couleur où l'auteur n'intervient jamais, mais s'efface devant la présence torride et lumineuse de l'islam.

On voit toute la richesse de cet orientaliste, aussi varié que les races elles-mêmes. La peinture de Léon Carré n'est pas figée dans une splendeur rigide et dorée, dans une tonalité uniformément éblouissante, elle a ses alternatives de lumière et d'ombre, ses couleurs ardentes et ses couleurs plates, neutres, toute la clarté et toute la grisaille, tout le soleil et toute la poussière de l'Orient. Elle ressemble à ces tapis de Smyrne où les gammes gardent leurs valeurs et se fondent en une géométrie harmonieuse et chaude.

En 1909, après le concours des orientalistes, Léon Carré est nommé, ainsi que son ami Jules Mignonney, pensionnaire à la villa Abdel-Tif, ouverte deux ans plus tôt aux artistes métropolitains par le gouverneur Jonnart. Et dès lors, ce sont deux années d'études heureuses, calmantes, dans le décor de cette baie d'Alger dont il a su exprimer la douceur et la luminosité.

Un séjour prolongé en Espagne (1911) lui fait connaître les courses de taureaux. II vit l'existence des toréadors, se lie avec le spada Gallo et remporte des succès d'aficionado aussi bien que d'artiste. Sa " Corrida de toros " lui attire l'attention marquée de Zuloaga et reste un de ses tableaux les plus solides et les plus émouvants.

Pendant cette période d'Abd-el-Tif, Léon Carré accumule les dessins. "Les Gitanes de Grenade", "Les Juifs du Maroc", "Les courtisanes de Biskra" "L'Arabe en prière" et "La Femme au Tambourin", aux yeux allongés et fardés, voisinent dans ses albums.

 


Tixeraïn
(L'Algérie des peintres Marion Vidal-Bué EDIF 2000)

 

II ne pouvait être insensible à la séduction du Sud, mais ce fut surtout le Tell qui le retint. Nul mieux que lui n'a exprimé le caractère de la côte de Gouraya, ni la noble architecture des monts Kabyles qu'animent sans cesse les troupeaux et les bergers, ni surtout la poésie subtile du Sahel d'Alger. Une superbe " Pastorale "o est reproduite en couleur dans l'Art et les Artistes no 108, Paris, 1913 (collection Jean-Pierre Page).

Léon Carré est un artiste sévère pour lui-même; ses synthèses sont prudentes et définitives.

Maintenant que son métier s'est rompu à toutes les difficultés, heurté à tous les imprévus, que le désert et le calme ont purifié son expérience, il peut affronter le rêve immobile, le chant d'amour qui monte tout droit du " Jardin des Caresses " vers le ciel d'émail bleu. Que ses chants arabes, que l'artiste illustre, aient vraiment été retrouvés, parmi des parchemins du Xe siècle. Ce livre est imprégné d'un parfum capiteux, chargé de tous les arômes de la Perse et de l'Arabie. Respirons les odeurs du jardin des caresses. Léon Carré nous ouvre, toutes grandes, ses portes mystérieuses, il nous protège par la rêverie précise contre la rêverie qui n'a pas de bornes. Lui aussi, il nous entraîne sur les toits plats, chargés de tapis, d'où l'on découvre la mer, il fait surgir, à l'ombre des cyprès effilés, de fiers visages attristés, ceints de turbans couleur d'ivoire.

Sa femme, Mme Ketty Carré, cette artiste dont le dessin naïf fait se jouer dans la préciosité les violentes harmonies, a exercé sur lui une influence discrète autant que sûre. Grâce à elle, il a trouvé plus de joie aux valeurs neuves, aux chocs de clarté, aux tons francs et bien plaqués, durs comme des émaux, glacés comme des faïences.

II donne libre cours à son imagination, il traite avec la piété, la minutie archaïque d'un maître d'Ispahan ces scènes d'amour et d'indolence mais de ces frêles enluminures frémit une sensibilité toute moderne, heureuse d'avoir conquis et de pouvoir chanter la joie de vivre. Mais ne nous y trompons pas, le peintre de la vie algérienne n'abandonne jamais le poète du rêve islamique. La montagne bleue et rose qui surgit à l'horizon est un promontoire barbaresque; le palais blanc, étendu au sommet de la côte, parmi les prairies vertes où s'égrène la chasse est une villa aux terrasses familières; les pétunias violets, les roses qui débordent des poteries bleues, les grands magnolias aux feuilles luisantes, les nénuphars qui flottent au milieu des vasques et recueillent la chute irisée du jet d'eau, les arbustes qui se profilent au printemps sur la mer mauve où s'abattent les mouettes, pareilles aux fleurs de l'amandier, toute cette flore est celle du Jardin d'Essai ou de la baie d'Alger.

Un tel illustrateur ne cessera d'être sollicité. Ce seront Au pays des gemmes, le Chariot de terre cuite, le beau drame hindou de Victor Barrucand, L'Atlantide, Aucassin et Nicolette et l'édition en douze volumes des Mille et Une Nuits pour laquelle collabora également le miniaturiste Mohamed Racim.

 


Marché de Touggourt 1907
(L'Algérie des peintres Marion Vidal-Bué
EDIF 2000)

 

Dès lors Léon Carré retrouvera l'Algérie avec d'autres yeux. Par un art épuré et calme, il fera choix dans les spectacles du réel. Alger et le Sahel vallonné riant de ses blanches villas mauresques, de ses cyprès en aigrettes, de ses ravins verdoyants le combleront comme il les comblera d'une iconographie précieuse et poétique. En 1921, avec les peintres Louis-Ferdinand Antoni et Frédéric-Marius de Buzon, il décore les nouvelles salles du Palais d'Eté, dessine des affiches touristiques, des maquettes de timbres-poste de billets pour la Banque de l'Algérie. En 1927, il apporte sa contribution à la décoration du paquebot " Ile-de-France ".

Assidu dans les salons des artistes algériens et orientalistes, les expositions de l'Afrique française, on peut compter sur les doigts d'une main les expositions personnelles faites d'Alger par Léon Carré. II se plaisait à ne montrer que quelques toiles et dessins dont il était pleinement satisfait et partageait souvent les cimaises avec Mme Ketty Carré, autre peintre de talent. Ses toiles étaient au fur et à mesure rapidement enlevées par les amateurs, les grands collectionneurs, MM. Frédéric Lung et Louis Meley.

Les musées conservent, aujourd'hui, jalousement les leurs. L'œuvre de Léon Carré, peinte dans une totale indifférence aux modes artistiques de cette première moitié du siècle, demeurera par son aspect de vérité, ce dépouillement qui lui valut de dégager la poésie profonde des êtres, des choses et de la nature. Sa sérénité créatrice a illustré d'enchantement cette Algérie française qui peut le revendiquer dans son oeuvre essentielle. L'amour qu'elle lui avait inspiré s'est traduit en respect chez ce grand artiste qui avant de s'exprimer avait voulu tout connaître de son métier.

Au matin du 2 décembre 1942, Léon Carré s'éteignit à Alger dans cet atelier de la rue Dumont-d'Urville où il vivait depuis la guerre et dont ses toiles accrochées aux murs, alternant avec les précieuses enluminures de Mme Ketty Carré, faisaient la plus riche, la plus séduisante et la plus intime des galeries d'art.

Léon Carré fut fait chevalier de la Légion d'honneur en 1936.

David Darmon-Olivencia.

Qu'il me soit permis de remercier très vivement M. Marcel Lederer, qui a eu l'extrême obligeance de me fournir de précieux renseignements sur le maître Léon Carré.

In l'Algérianiste n° 34 de juin 1986

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