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Le "légendaire populaire" d'une communauté pieds-noirs

Écrit par Bernard Sasso. Associe a la categorie Italie

Le "légendaire populaire" d'une communauté pieds-noirs

Récits de l'émigration des pêcheurs de Stora (département de Constantine)

Bien avant l'occupation française de 1830 les pourtours maritimes de l'Algérie ont attiré d'importantes flottilles de pêcheurs de diverses nationalités. C'est ainsi que des escadrilles marseillaises et génoises vinrent pendant des siècles récolter le corail et les éponges disséminés sur le littoral algérien. De même, les habitants de Procida et d'Ischia s'engageaient très nombreux au service des armateurs venant pêcher sur les côtes algériennes.

Ces Italiens venaient sur la côte orientale relâcher pendant une ou plusieurs semaines durant la belle saison. Là, ils débarquaient le produit de leur pêche dans une baie déserte, séchaient leurs filets, salaient le poisson et repartaient tout aussi vite pour leur port d'attache.

Les premiers temps de l'occupation française ne changèrent guère ces pratiques ancestrales, elles s'élargirent du fait de la sécurité désormais offerte par la présence de l'armée française. Au lieu de relâcher pour peu de temps, les pêcheurs de Naples, de Sicile, de Gênes commencèrent à s'installer par petits groupes pour toute la belle saison. Les hommes vinrent seuls d'abord, dormant dans les barques tirées au sec. Puis quelques-uns s'installèrent de façon plus permanente sur les côtes. Ainsi, dès 1864, les Italiens constituaient la majorité de la population maritime de l'Algérie.

Cette émigration définitive s'expliquait par la crise économique qui, à partir de 1873, toucha l'ensemble du monde et frappa plus particulièrement l'Italie, d'autant que l'unité italienne loin de réduire les disparités économiques entre le Sud et le Nord les avait au contraire accentuées. A cela s'ajoutait pour Naples et sa région un phénomène général de paupérisation frappant tout l'édifice social. Pour échapper à ces misérables conditions d'existence, paysans, ouvriers, pêcheurs préférèrent abandonner leur pays et se lancer dans l'aventure de l'émigration définitive en particulier vers l'Algérie.

L'installation définitive des pêcheurs italiens à Alger, Bône, Philippeville, Stora, fut donc liée dans un premier temps aux conditions sociales et économiques de l'Italie du Sud et les ethnotextes recueillis auprès d'anciens pêcheurs storasiens rapatriés dans le Var en témoignent. Ainsi celui-ci qui raconte en termes très imagés le départ d'Italie

"Mon père racontait cette histoire pour l'exode des gens qui partaient d'Italie, il y avait même le père Manzo qui est parti à pied d'Italie par les montagnes, alors l'évêque a fait appeler un jour son vicaire :

"Comment se fait-il que tous les gens partent en Algérie ?" que les Italiens appelaient l'Avague car ils ne savaient pas dire l'Afrique du Nord. Alors le vicaire général a dit à l'évêque : "Écoutez, je vais aller faire un tour en Algérie et je vais aller dans cette paroisse, c'est un petit port de pêche, Stora, et à Philippeville, la ville qui est à côté".

Ainsi le vicaire est venu et il est resté quelques mois. A son retour en Italie, pour effrayer tous ses paroissiens, il leur a fait un sermon. Il leur a dit : "Là-bas en Avague, en Afrique, les gens mangent tous des bêtes qu'ils appellent des Djejes, qu'ils appellent des Sardouks et ils boivent l'acqua nègre que se liam le schrab, alors les pauvres gens comme ils souffrent en mangeant ces bêtes et en buvant cette eau noire. Et cette eau noire, qu'est-ce que c'était ? C'était uniquement du vin et du bon vin.

Les djejes, c'étaient des poulets parce qu'en arabe la poule on l'appelle djeje et le sardouk, c'était le coq.

Et les pauvres gens en Italie croyaient que c'était des bêtes fauves, des bêtes sauvages, et ils priaient parce qu'ils disaient qu'il y avait beaucoup de gens qui étaient partis et ils se faisaient beaucoup d'idées car, en définitive, les gens en Algérie ils mangeaient et ils buvaient."

Ce témoignage trouve d'autres échos pour expliquer le départ des ancêtres pour Stora.

"L'Italie c'était très pauvre, et eux, ils ont été obligés de venir en Algérie parce qu'ils crevaient la faim. Des fois, nous les enfants, nous demandions à nos parents.

"Comment ça se fait que vous êtes venus là ?" Eux, ils répondaient :

"Là-bas il n'y avait pas de quoi se nourrir alors c'est pour cela que nous avons levé le pied et que nous sommes tous venus en Algérie".

Chez un autre de nos informateurs, le témoignage est encore plus précis puisqu'il raconte l'installation des familles italiennes à Stora.

"Il y avait trois familles qui, arrivées d'Italie, vivaient à Stora ensemble, les Buono, les Bocconfuso, les Sasso. Ils ont travaillé tous ensemble, femmes et hommes, enfants, garçons et filles. Ils se sont mis à travailler, à piocher. Ils ont gagné un peu de terrain. Ils ont commencé à planter et tout doucement, quatre ou cinq années après, ils ont réussi à faire quelque chose".

 

LabaiedeStora
La baie de Stora

 

Lors de chaque interview avec nos interlocuteurs storasiens, les mêmes expressions et mots reviennent pour reconstruire le passé de leurs ancêtres et leur départ d'Italie : amélioration de la vie, réussite, pays neuf, progrès, aisance matérielle plus grande. A quoi ces expressions et mots s'opposentils ? A une Italie immuable et immobile, frappée par l'exploitation sociale, la misère et l'injustice.

A quoi, surtout, font-ils écho ? Sans aucun doute au message, soigneusement distillé pendant toute la période de l'Algérie Française à travers l'école et les institutions publiques, d'une France républicaine offrant à tous ceux qui se placent sous sa houlette le bien-être, la liberté, le progrès et surtout l'assimilation, ce que soulignait dès la fin du XIXème siècle un journaliste français qui, parlant des Italiens d'Algérie, affirmait qu'ils avaient commencé à subir "l'inconscient travail d'assimilation devant fatalement peser sur eux, du moment qu'ils visent à une vie sociale moins obscure, plus heureuse, plus riche, en Algérie, celle du conquérant français".

Au souvenir des difficultés matérielles fortement conservé dans la mémoire storasienne est étroitement liée une autre raison pour expliquer le départ : la richesse des fonds marins sur les côtes algériennes qui depuis des siècles attirait les pêcheurs italiens comme nous l'avons évoqué ci-dessus. Les souvenirs sont cependant demeurés très précis quant au fait que cette pêche était souvent saisonnière et que le départ pour l'Algérie était à l'origine loin d'être un choix définitif et irrévocable. Le repli vers l'Italie était toujours possible dans le cas où la saison de pêche avait été mauvaise. Pour certains, toutefois, ce retour vers l'Italie n'était plus envisageable car leur installation en Algérie tenait à une raison autre que celle de fuir les difficultés économiques de leur pays natal : le refus de faire le service militaire en Italie qui, à cette époque, se faisait par tirage au sort.

Cette raison était du reste pour le consulat italien à Alger l'un des apports essentiels à la colonisation maritime italienne comme le soulignait le Bolletino Consolore en 1870 : "La population stable de la colonie italienne (..) est alimentée en grande partie par les marins des provinces méridionales du Royaume, lesquels veulent éviter la conscription".

Plusieurs de nos informateurs se souviennent parfaitement de cette raison, preuve qu'elle devait être largement évoquée dans les conversations villageoises. L'un d'entre eux raconte :

"Mon grand-père est venu d'Italie, il avait dix-huit ans. Au temps de mon grand-père, en Italie, on tirait au sort. On faisait des numéros comme une loterie et qui tirait les numéros allait faire le service militaire".

La perspective donc de ne pas faire le service militaire tant en Italie qu'en Algérie où les étrangers, jusqu'en 1887, ne furent pas assujettis aux lois militaires françaises, constitua donc une raison supplémentaire, et peut-être plus déterminante qu'on ne l'a dit, à une installation souvent définitive en Algérie surtout pour les jeunes gens célibataires.

Cette situation changea totalement à partir de la loi de naturalisation de 1888 qui allait obliger les pêcheurs italiens à choisir entre la nationalité française (et donc l'obligation de faire le service militaire) ou l'interdiction de pêcher s'ils refusaient celle-ci. Rappelons ici brièvement les faits. A la suite de l'occupation de la Tunisie par les troupes françaises, les relations entre la France et l'Italie s'étaient sérieusement dégradées aboutissant en juillet 1886 au rejet par le parlement français du traité de commerce franco-italien, ce qui allait provoquer une tension très vive entre les deux pays.

Dans le même temps, par une campagne active des milieux maritimes français, une série de mesures avait été prise en matière de pêche pour favoriser sur les côtes algériennes les nationaux français aux dépens des nationaux italiens. Ainsi, sur les bateaux de pêche, un quart de l'équipage seulement pouvait être constitué de pêcheurs étrangers. La loi du 1er mars 1888 renforça encore plus ces dispositions, réservant la pêche côtière aux seuls nationaux français. C'était là porter un coup mortel aux nombreux pêcheurs italiens d'Algérie obligés soit de rentrer dans leur pays, soit de solliciter la nationalité française pour pouvoir continuer à exercer leur profession.

Dans l'esprit de nos interlocuteurs storasiens cependant la naturalisation ne posa pas de problème et s'inscrit dans la logique même de l'installation de leurs ancêtres en Algérie. Dès leur arrivée là-bas la "francitude" fut acquise et la fidélité à la France (qui allait se manifester de manière si éclatante lors des deux guerres mondiales) affirmée. Ainsi, l'un de nos interlocuteurs raconte que, dès après la guerre franco-allemande de 1870, "on n'a plus parlé d'Italiens, ça a été des gars de Stora entièrement français".

Quant à un autre à qui avait été posée la question de savoir si, pour ces ancêtres, l'Algérie c'était la France, il répondait de manière très emphatique "C'était la France ; en Algérie il n'y a toujours eu qu'un seul pavillon, qu'un seul drapeau, ça a été le drapeau français.

Ce n'est pas comme en Tunisie où il y a eu deux drapeaux, le drapeau français et le drapeau beylical, comme au Maroc où il y eut le drapeau français et le drapeau marocain. En Algérie, il n'y a toujours eu qu'un seul drapeau, le drapeau français. Nous n'avons pas connu d'autre drapeau, donc nous étions en France".

Que pouvons-nous, en conclusion, tirer de ce bref aperçu des récits de l'émigration italienne à Stora ? Tout d'abord, et directement liée à l'énorme fracture que constitue l'exil de 1962, la reconstruction selon des schémas très précis du départ d'Italie et de l'installation en Algérie. La mémoire est ici extrêmement sélective et sert à affirmer une présence désormais totalement inscrite dans l'espace français.

A ce sujet, il faut noter que peu de populations transplantées d'un lieu à un autre se sont aussi rapidement adaptées - une génération a suffi - à un environnement étranger tout en continuant à conserver sous des formes plus ou moins atténuées les traditions et coutumes du pays d'origine.

Il faut d'autre part souligner l'impressionnante faculté d'assimilation déployée par la France métropolitaine de cette époque à travers les médiums que furent l'école, le respect du drapeau et l'usage de la langue française vis-à-vis de ses populations d'outre-mer. Si les pêcheurs storasiens peuvent aussi facilement réorganiser leur passé et le "franciser" c'est qu'en fin de compte l'empreinte laissée sur leurs ancêtres par la France fut indélébile...

Bernard Sasso

In l'Algérianiste n° 82 de juin 1998

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