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L'Oranie Française et l'Espagne

Écrit par Albert Bensoussan. Associe a la categorie Espagne

Christian Flores a soutenu, le 19 décembre 1983, une thèse de doctorat de troisième cycle à l'Université de Rennes-II sur le sujet suivant " L'Oranie française et l'Espagne. - Les composantes hispaniques d'un département français (1830-1962) ", thèse qui lui a valu la mention " très bien " à l'unanimité.

Ce travail mérite d'être connu au-delà du cercle restreint de l'université - il est, pour l'heure, consultable auprès de la bibliothèque universitaire de Rennes, section Lettres -, c'est pourquoi il convient de le présenter succinctement.

M. Flores n'est pas de ces candidats à la thèse qui vont fouiller dans le catalogue des sujets déposés afin de trouver quelque filière utile, quelque filon profitable. Christian Flores, natif de Relizane et voué comme tant d'autres au repli et au " rapatriement " sur la nef des fous de France et d'Algérie, portait ce sujet-là au fond, sinon de sa conscience, de ses tripes et de son cœur. Il s'agit, en effet, d'une étude qu'on ne peut aborder sans passion, qu'on ne peut feuilleter sans se brûler les doigts. Car le sujet en est ce morceau de notre territoire englouti, cette parcelle de mémoire qu'il s'agit de faire revivre ou de recomposer à partir de ses propres souvenirs et ceux de ses parents, de ses voisins, d'amis ou de simples consultants. A partir, aussi, de quelques-uns des romans les plus représentatifs du courant actuel " pied-noir ".

Dans une première partie, M. Flores établit les fondements historiques de la présence espagnole au Maghreb, en particulier après la prise d'Oran en 1509 par Don Pedro Navarro et jusqu'à la fin de la domination espagnole en 1791. Mais la présence espagnole demeura et la colonisation française qui se développa à partir de 1830 vit affluer de nouveaux immigrants espagnols, principalement originaires du Levant, auprès des quelques familles résiduelles et quasiment indigènes de la région oranaise. La loi de naturalisation de 1889 allait faire de tous ces Espagnols, anciens et nouveaux, des citoyens français. Les causes et le rôle de l'émigration espagnole en Oranie sont, alors, parfaitement étudiés, au rythme de l'histoire de l'Espagne et de ses nombreux soubresauts, dont le dernier - la guerre civile - se situa en 1939 avec l'afflux des derniers exilés espagnols, dont certains allaient être rapatriés autour d'Alicante en 1962 par des navires proprement franquistes. M. Flores montre avec beaucoup de pertinence tout ce que l'Algérie française a dû à ces bras espagnols qui surent si bien travailler l'âpre terre salée des rivages oraniens. C'est pourquoi il parle à juste titre d'une " agriculture hispano-oranaise " sur cette terre d'Orante que Louis Bertrand qualifiait si proprement de " Grenade africaine ". Le résultat, Christian Flores le résume parfaitement : " Sous l'influence des Castillans, des Catalans et des Valenciens, l'univers folklorique et culturel oranais a pris des couleurs auxquelles l'administration française ne s'attendait pas. Des rites hispaniques ont été instaurés, une culture plus " méditerranéenne " que française s'est mise en place. " Et c'est cette culture qui est largement exposée, analysée, disséquée et valorisée dans les deux autres parties de cette thèse : la culture et la langue.

Christian Flores sait alors reconstituer, avec un rare talent, les composantes hispaniques de la vie quotidienne en Oranie, sur tous les plans. Celui de la vie religieuse, d'abord, si intensément vécue dans cette région qu'elle a exportée en France, avec le pèlerinage de Santa Cruz aujourd'hui célébré à Nîmes, le rassemblement religieux le plus important de France hormis Lourdes qui est un pèlerinage international. En 1981, pour citer un chiffre, il y eut le jour de l'Ascension quelque soixante mille Pieds-Noirs rassemblés au mas de Mingue, aux environs de Nîmes, pour honorer la (copie de la ) Vierge qui naguère dominait la baie d'Oran - de l'Oran d'alors. Le plan des jeux lui est l'occasion de rappeler l'existence, chère à tous ceux qui ont été enfants en Algérie, du carrico ou carriole montée sur trois roulements à billes, de la toupie avec son rabico qui peut faire gancho, campana ou, hélas ! choufa ou carroucha ;jeu de pignols ou noyaux d'abricot, jeu du cerf-volant, barrilet ou bacalao, jeu de sfolet ou pitchac, ce sou troué muni d'un panache en papier qui a tant usé la semelle de nos souliers et qui est tellement unique et extraordinaire qu'on ne le retrouve - qu'on me permette cet additif - qu'en Chine, ainsi qu'en témoignent les documentaires de Joris Ivens ! Et la table oranaise ! du gaspacho à la célèbre mouna pascale, tous nos plats défilent et sont analysés avec un oeil sociologique par Christian Flores. Toute une mentalité proprement oranaise se dégage de cette étude qui embrasse la vie quotidienne au rythme des fêtes et du calendrier, et sait mêler la célébration religieuse aux rites ludiques et aux superstitions qui étaient, comme on le sait, légion. Quelques romans et ouvrages remarqués viennent étayer la démonstration de Flores ; récitons-les pour le plaisir (et la publicité) ;: Marie Cardinal, Au pays de mes racines ; Andrée Montero, Rio Salado ; Frimaldjézar, du signataire de ces lignes ; Alain Amato, Monuments en exil ; Guy Franco, Le jardin de Juan ; Daniel Leconte, Les Pieds-Noirs ; Geneviève Baïlac, Le retour de la famille Hernandez et Les absinthes sauvages ; Gabriel Conesa, Bab-el-Oued, noire paradis perdu ; Daniel Saint-Hamont, Le bourricot, etc.

L'étude de la langue, si particulière, de l'Oranie française et de l'Algérie marquée par l'Espagne, complète le savant ouvrage que René Lanly a consacré au Français d'Afrique du Nord. Le pataouète est, enfin, étudié dans ses rapports avec les langues française, castillane, catalane, sans parler des autres influences. C'est, évidemment, extrêmement savoureux et plaisant de lecture, que de retrouver notre vieux langage, notre parler menacé de ruine n'étaient les Bacri et les Fulgence ! - La conclusion est un retour - un retour véritable - sur l'Oranie où l'auteur constate avec stupéfaction que les Algériens de son pays parlent espagnol entre eux. " A maintes reprises, écrit Flores, nous avons été accostés de façon très chaleureuse par des Arabes de la marine d'Oran qui entamaient le dialogue avec nous, non pas en français mais en espagnol, comme si la discussion ne devait pas s'établir d'une autre manière ! Tel Arabe confessa qu'il regrettait le départ des Européens car il lui était impossible, depuis 1962, de parler espagnol ! Nous avons vu tel autre, devant le marché de Bel-Abbès, demander son chemin en espagnol à un autre Arabe ! Nous avions le bonheur de voir là, devant nous, sans qu'on n'ait eu à le solliciter, la preuve vivante et spontanée de ce que nous avancions dans nos écrits. "

Ainsi donc, Christian Flores, au terme d'une étude vivante, vibrante et savamment documentée, nous donne, malgré la nostalgie ou l'amertume, des raisons d'espérer. D'espérer en la mémoire des hommes sur le rivage chaleureux de notre Algérie.

Albert Bensoussan

In l'Algérianiste n° 26 de juin 1984

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