Tocqueville notait au cours de son voyage de 1841 en Algérie :

"Ce qui est visible dans toute l'Afrique, mais particulièrement ici où il est le maître, c'est non seulement la violence et la grossièreté naturelle militaire, mais la haine ardente et inintelligente du militaire contre le civil. Quoique les populations civiles soient à vrai dire les nourrices de l'armée, il y a contre elles dans l'armée, une sorte de jalousie furieuse. Les militaires ne peuvent pas posséder des terres. L'idée qu'ils versent leur sang pour faire les affaires de ceux qui ne viennent ici que pour s'enrichir les transporte", et il remarquait encore que chaque fonctionnaire "ne pouvant étendre son pouvoir sur beaucoup d'administrés, se plaît à le faire sentir à tout moment, de quelque manière à chacun d'entre eux" et poursuivait, citant l'administration civile : "elle cherche dans le maniement perpétuel des petites affaires, à retrouver une partie de l'importance qu'elle devrait avoir dans les grandes". Le jugement était sévère mais exact.

Depuis 1830 l'administration cherchait sa voie, en se renforçant et en tentant d'appliquer à l'Algérie les institutions métropolitaines, sans pouvoir éviter les rivalités entre militaires et civils. Elle multipliait sans nécessité le nombre des grands fonctionnaires, non pas en vue des affaires mais plutôt en fonction de l'importance qu'elle désirait avoir. On trouvait dans la colonie tous les services habituels, mais aussi bien d'autres, particuliers, qui n'existaient pas en France. Si les fonctionnaires de haute hiérarchie étaient trop nombreux, les agents d'exécution étaient insuffisants.

Soldats et fonctionnaires n'avaient pas le droit d'acquérir des biens en Afrique, aussi étaient-ils recrutés exclusivement en métropole, ne connaissaient rien du pays qu'ils devaient administrer, et n'aimaient-ils pas les "colons" dont ils disaient qu'ils étaient venus pour s'enrichir.

Le pouvoir réel était détenu par l'autorité militaire qui faisait la guerre à sa manière, souvent brutale, irréfléchie, sans concertation avec son ministère et dont le centre de décision était Alger.

Le pouvoir administratif, subordonné au général commandant en chef, recevait ses ordres de Paris, imprévus, fantaisistes, souvent sans rapport avec les problèmes en cours, et des délais de transmission exorbitants. Il fallait parois 4 ou 5 ans pour obtenir une concession promise à Paris; certaines petites affaires n'aboutissaient jamais.

Après avoir longtemps cheminé dans le dédale administratif, il leur arrivait de disparaître.

Entre ces deux puissances écrasantes les fonctionnaires civils trop nombreux, et mal préparés, sans directives précises, ou arrivées trop tard, s'érigeaient souvent en potentats locaux intransigeants, abusifs, sûrs de l'impunité garantie par un prochain retour vers la métropole.

Les gouverneurs, les intendants, le directeurs, les généraux se succédaient et s'en allaient.

Les "colons" nullement représentés, souvent d'extraction modeste, se heurtaient à l'absence ou à la complexité de décrets ou d'ordonnances, palliées, ou complétées par la volonté fantaisiste des fonctionnaires de service.

Les textes étaient appliqués et les jugements autoritaires et sans appel, rendus sans tenir aucun compte ni des intérêts ni des idées des habitants. Il en était ainsi de la justice individuelle où l'on pouvait être arrêté sans mandat, détenu sans recours et expulsé dans les 24 heures.

C'était encore vrai pour la propriété, où les titres d'acquisition, souvent antérieurs à la loi, étaient remis en cause et devaient être certifiés par un fonctionnaire pas toujours scrupuleux. Les colons vivaient sous la menace permanente de l'expropriation et de l'usage immodéré qu'en faisait l'administration civile, sans garantie judiciaire ni financière. Certains d'entre eux, établis provisoirement, avaient eu le temps de bâtir une maison, de défricher des champs, d'y faire plusieurs récoltes, avant d'avoir reçu l'autorisation de se fixer ou de se la voir refuser. Un déclaration d'utilité publique avec saisie immédiate pouvait être décrétée sans préavis et l'on perdait, sans recours possible, sa maison, ou son champ, pour un motif futile, arbitraire, émanant d'un officier ou d'un fonctionnaire, et se retrouver à la rue sans espoir et sans ressources. Et l'indemnité, quand elle était payée, après de longs délais, l'était en Algérie, même si le dépossédé était rentré en métropole.

Un rapport parlementaire précisait : "L'administration civile ressemble à une machine sans cesse en action dont tous les rouages marcheraient à part où se tiendraient réciproquement en échec. Avec beaucoup de mouvement, elle n'avance pas. "

Les rapports entre "colons" et militaires étaient également mauvais. La vocation des généraux était de faire la guerre et de préserver la paix, elle n'était pas d'administrer, même avec l'appui des fonctionnaires civils. Ils n'en avaient ni les connaissances, ni les compétences, mais possédaient la hauteur et le mépris du militaire envers le "pékin".

Les colons isolés dans les "haouch" au même titre que ceux des villages de colonisation, étaient soumis à des obligations de discipline, de sécurité, de travaux, dont ils acceptaient la nécessité mais contestaient la forme, surtout quand il s'agissait de réquisitions d'hommes ou de bêtes pour des tâches de seul intérêt militaire. Des officiers affirmaient que le premier devoir des colons était de défendre leur territoire, alors que d'autres prévenaient, qu'à trop demander, l'armée risquait d'avoir un jour à défendre un territoire désert.

Les "colons", de leur côté, réclamaient une représentation qui n'existait ni par le vote, ni par la presse, et un gouvernement civil avec pouvoir de décision à Alger. Il leur faudra cependant attendre la chute du second empire, malgré le court intermède (1858 -1860) du ministère de l'Algérie et des Colonies, pour voir arriver un civil, vice président de la chambre des députés, Albert Grévy, au gouvernement général. C'était en 1879.

Mais dès 1871 l'Algérie était acceptée dans le système parlementaire français de la représentation populaire qui n'allait plus cesser jusqu'en 1962. La colonie entrait dans une phase nouvelle de libertés, de démocratisation, de tentatives d'assimilation avec les structures de la métropole, mais surtout d'une implantation massive de centres de peuplement, de développement économique rapide et de forte extension du vignoble.

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