Louis Bertrand écrivait dans la "Revue des Deux Mondes" du 15 Juillet 1934 : "Le vin c'est l'avenir de l'Algérie, c'est le grand bienfait dont la France dote ce pays de soleil, qui est aussi celui de la soif"

Rien ne destinait l'Algérie en 1830 à devenir un pays agricole. L'armée en campagne, l'administration complexe, la dureté et l'irrégularité du climat, le manque de ressources, des hommes d'origines diverses, tous les facteurs négatifs étaient conjugués pour faire de la colonie un centre pénitentiaire et de déchéance, et non la nouvelle Californie, titre dont l'ont qualifiée certains responsables économiques à la recherche d'images, empruntées, comme souvent chez les autres.

Pourtant le mal d'argent a été la plaie ouverte et permanente de l'Algérie, avant comme après la conquête. Les indigènes étaient pauvres et vivaient au jour le jour, dépensant beaucoup quand les récoltes étaient bonnes, se privant les années de sécheresse, sans même avoir bien souvent des semences en réserve pour la campagne suivante. Ils faisaient appel à l'usure, 30 à 40 %, et engageaient ou vendaient leurs terres en rétrogradant dans l'ordre social. La notion de profit par le travail leur était indifférente, voire étrangère. Fatalistes, ils comprenaient mal les améliorations matérielles, aussi leur société évoluait-elle lentement, avec peu de changements par rapport à l'établissement européen.

Les Européens étaient également pauvres. Rares étaient ceux qui avaient quelques moyens pour pourvoir à l'achat de terres et à leur installation. Le gouvernement l'avait bien compris et n'avait pas ménagé ses aides matérielles et ses subventions.

Sans infrastructures, devant approvisionner armée et immigrants, l'Algérie ne pouvait être qu'agricole et la vigne lui a donné sa chance et la clef de la réussite. La vigne a été la plus utile à l'établissement des Européens et au développement de l'économie rurale.

Après la crise phylloxérique française, un professeur d'agriculture, Monsieur Diernon, envoyé en 1877 en mission en Algérie, constatait : "J'ai de plus en plus la conviction que le développement de cette culture en Algérie doit être pour la colonie le produit le plus important, et qu'avant peu de temps, la vigne deviendra la commanditaire de toutes les autres cultures".

Les colons arrivés en Algérie étaient des hommes neufs dans un pays à bâtir, condamnés à réussir et à prospérer. Ils n'étaient pas paralysés par une tradition établie, ou par des préjugés; ils étaient ouverts aux idées nouvelles et à la modernisation, et les erreurs des premiers temps furent vite corrigées.

Ils étaient pourtant, comme les indigènes, contraints de vivre au gré des récoltes, des bonnes et des mauvaises. il leur arrivait souvent de ne plus pouvoir rembourser leurs dettes, se nourrir et préparer la récolte suivante. Eux aussi ont connu les taux usuraires, l'abandon pur et simple, la vente à prix dérisoire. Conscient du besoin d'argent des colons, le gouvernement a toujours poussé les banques à consentir des avances, et la création du Crédit Agricole Mutuel, le 8 Juillet 1901, a été le signe du décollement de l'agriculture et de la viticulture en particulier.

Les premiers temps, la vigne avait été plantée au hasard, un peu n'importe où, au fur et à mesure des acquisitions, aussi bien près des terrains salés, que dans des bas-fonds gélifs, et même très loin des voies de communications vitales, puis avec l'expérience, une sélection s'était opérée, progressive et réfléchie.

Une école d'agriculture était ouverte en 1903 à Maison-Carrée. Elle était quelques années plus tard transformée en Institut Agricole qui allait devenir la clef de voûte de la viticulture algérienne. Ses chercheurs venus de France, par leurs travaux, leurs études, leurs laboratoires et leurs publications, donnaient une impulsion nouvelle au monde viticole, et transformaient l'économie de la vigne en quelques décennies. Des stations expérimentales et des champs d'essais étaient multipliés dans tout le pays. D'autre part, et sous l'impulsion toujours de l'Institut, des cultures plus rémunératrices prenaient les terres les plus fertiles et la vigne se stabilisait là où elle devait être pour être plus qualitative.

La culture de la vigne représentait près du tiers du revenu agricole de l'Algérie. Cette richesse n'était pas celle exclusivement des grands colons, mais celle aussi d'une multitude d'exploitants de toutes origines.

L'année charnière pour l'Algérie, 1958, celle du "plan de Constantine" promis et non appliqué, faisait état de 31.748 déclarants de récolte, dont :

- 17.453 viticulteurs de moins de 100 hectolitres

- 11.109 viticulteurs de moins de 1.000 hectolitres

- 3.084 viticulteurs de moins de 10.000 hectolitres

- et 102 seulement déclarant plus de 10.000 hectolitres, dont la majorité était des sociétés agricoles,

C'est l'Oranie, du fait de l'immigration espagnole plus importante, et de la limitation d'achat des terres "arch" ou "melk", qui possédait le plus de petits viticulteurs, 26.293 en 1961.

En 1947 les indigènes étaient 14.145 contre 8.544 Européens à posséder de petites parcelles de 1 à 20 hectares, et la grande majorité d'entre eux apportait leurs raisins en caves coopératives. Certaines communes d'Oranie, dans le Dahra et près d'Er-Rahel, Aïn Témouchent, étaient à majorité de déclarants indigènes.

Pour situer encore l'importance de la viticulture dans l'économie locale, il faut dire que 40 % de la main d'oeuvre algérienne était utilisée dans les travaux du vignoble. En 1958 cette main d'oeuvre devait recevoir 30 milliards de salaires.

En 1830 le matériel utilisé par les indigènes était archaïque, araires en bois d'olivier ou de chêne, herses rudimentaires en bois, voire simplement de branches traînées au sol, faucilles à 1 fois pour la moisson et la tonte de moutons, petits transports dans des couffins d'alfa, cordes de fibres de palmier, jarres et silos de terre. Leurs attelages, mixtes, étaient hétéroclites, souvent abâtardis. Les colons européens, lors de leur installation, avaient reçu en dotation du matériel plus lourd, plus homogène mais non adapté aux conditions nouvelles.

Le climat était sec, la terre plus dure, caillouteuse, souvent impénétrable par une couche de "tuf" superficielle. Les agriculteurs recherchèrent donc du matériel étranger mieux adapté, canadien ou américain, avant que des forgerons locaux ne s'installent et construisent à leur tour charrues, scarificateurs, sous soleuses, et charrues à disques.

Avant d'adopter le matériel moderne de traction, ils améliorèrent par le croisement et la sélection, les races de chevaux. On ne trouvait en Algérie que le cheval barbe, petit, robuste et sobre peu fait pour la charrue. Le cheval arabe venait du Moyen Orient et étai réservé à de rares et grandes écuries de notables. Les seuls croisements qui s'imposèrent furent ceux du barbe et du breton : ils ont donné le fameux cheval "croisé" polyvalent, robuste, résistant, et si cher à tous les colons. Un autre croisement local réussit à merveille : le mulet de Sétif, issu de la jument barbe et du bourricot espagnol.

Les chercheurs de Maison Carrée avaient analysé et défini les conditions nécessaires à la viticulture algérienne. De nombreux fils de colons suivaient les cours de l'institut et transposaient de retour chez eux les conseils et les techniques mises au point, pour améliorer la structure des sols, drainage, sous solage et labours profonds. La terre était souvent stérilisée par le pacage répété des troupeaux et la disparition de la forêt.

Pourtant, le voyageur et historien Ibn Khaldoun, disait vers la fin du XIVe siècle, qu'on pouvait aller de Tanger à Carthage sous les arbres. On fit donc des essais de reconstitution de la matière organique inexistante par des apports massifs et profonds d'amendements et de cultures de féveroles, de correction de la capillarité des terres à chlorures par des apports de sable, irrigation et drainage; on lutta contre la disparition de la forêt et l'érosion par des fossés de niveaux et des plantations d'arbres, et contre la désertification rurale par une politique hydraulique ambitieuse de grands barrages.

En matière de viticulture, les professeurs Vivet puis Aldebert furent à l'origine de la sélection des porte-greffes et des cépages les mieux adaptés. C'est ainsi que ce sont généralisés les Seriandieri et qu'a disparu l'Aramon.

Les travaux de la vigne ont été adaptés au climat, et pour que la vigne bénéficie au mieux des pluies d'hiver, à l'inverse de la France, on "déchaussait" pour "rechausser" au printemps. La préparation du sol fut poussée plus profondément, 80 à 100 cm, et de grands écartements adoptés : l'enracinement s'améliorait en profondeur et la mécanisation était rendue plus facile.

Les ennemis de la vigne, hors les plaines humides de la Mitidja et les plaines littorales de l'Est, étaient moins virulents qu'en France. Après le phylloxera, il y avait l'altise que l'on combattait surtout à l'entonnoir en secouant les souches "à la fraîche", l'eudemis rare en Oranie et plus fréquente en régions humides, Il y avait aussi les sauterelles venues du Sahara, qui en quelques heures pouvaient ravager un vignoble, et le sirocco qui brûlait les grappes. Le vignoble fut "grillé" à 90 % en 1924 et moins sévèrement en 1956.

Les maladies se limitaient au mildiou et à l'oïdium. Le mildiou était rare en Oranie, il arrivait, à St-Cloud, certaines années, de ne pas le traiter. L'oïdium en général était présent et virulent partout. On le combattait par des poudrages tôt le matin, dont le premier, manuel, bien avant l'aube. Pour augmenter la rapidité et la qualité des pulvérisations, un viticulteur de la Mitidja, Ladhuie, avait inventé en 1927, l'air comprimé en bouteilles rechargeables, adopté dans le monde entier, et ancêtre des appareils modernes.

De nombreux périodiques agricoles étaient largement diffusés, qui conseillaient utilement les colons. On peut relever dans l'un d'entre eux, à l'époque des vendanges vers 1920 : "Tous les matins vers les 10 heures, on écrasera dans une casserole quelques grappes de raisins prises au hasard dans le vignoble. On remplira une éprouvette avec le moût obtenu, dans lequel on plongera ensuite le "pèse moût". Il sera facile de voir si le degré probable lu sur l'appareil est le même que celui de la veille ou s'il y a augmentation. S'il y a augmentation on recommencera l'opération le lendemain, et ce jusqu'à ce qu'il n'y ait plus intérêt à reculer la vendange".

Les vinifications en Algérie avaient à toujours posé d'énormes problèmes en matière d'équipement de caves et de qualité des vins. Ceux-ci étaient de degré élevé, de faible acidité, et subissaient des températures qui souvent arrêtaient les fermentations. L'oenologie moderne de l'Algérie a été l'objet de travaux qui ont eu un grand retentissement en Algérie, comme en France et à l'étranger :

- Les professeurs Foussat, Fabre, Bremond et Roubert en ont été les initiateurs à l'Institut Agricole d'Algérie et dans sa cave expérimentale.

- Les travaux de Bremond sur la concentration des moûts et la clarification des vins, et surtout son "traité sur les vinifications en pays chauds" ont largement inspiré l'Espagne et l'Italie, mais aussi l'Amérique du Sud.

La cave expérimentale s'est attachée essentiellement au problème des températures excessives, et l'a solutionné par la séparation de la cuverie de la conservation, par la construction de cuves sur piliers facilitant l'aération, les revêtements, la diminution des volumes, l'augmentation des surfaces de rayonnement de la chaleur, et la mise au point de systèmes de réfrigération.

De nombreux inventeurs, viticulteurs souvent, mirent au point des appareils qui eurent leur temps de célébrité avant d'être remplacés par d'autres : le réfrigérant tubulaire à ruissellement, inventé en 1897 par un viticulteur de Fouka, amélioré plus tard par récupération d'eau avec ventilation forcée. Et entre autres appareils destinés à faciliter le travail dans les caves : "l'autolevureur" de Fabre, la cuve dite "à remontage automatique de Decaillet, "l'autovinificateur" de Ducellier-Isman, et la "vidange hydraulique des marcs", le "vinolessiveur" de Suavet, le "fouloir égrappoir vertical et centrifuge" de Blachère, le "désulfiteur" inventé en 1924 par un colon d'Oranie, Nougaret.

La première cave à étage - réception - fermentation - conservation - fonctionnant par gravité, a été construite en 1908 à Oued Imbert et adoptée par Bremond pour sa cave expérimentale en 1948. La cave ronde, à espace limité, a été dessinée par Keller, un ingénieur de Bel Abbés. L'institut Pasteur d'Alger a sélectionné et mis au point des types de levures en activité, adaptées aux vins alcooliques du pays, notamment la "Mascara", qui, dans les moûts de plus de 14 degrés ne laissait pas de sucres résiduels.

Les hommes de la vigne et leurs technologies modernes, en plus de l'aspect humain par les salaires versés et de l'aspect purement viticole, ont eu une influence considérable sur l'économie algérienne. Ils fournissaient aux banques, aux travaux et aux transports publics, l'essentiel de leur clientèle. Toutes les grandes banques françaises étaient représentées en Algérie, et d'autres, locales, avaient été créées. C'est ainsi que l'on trouvait avec la banque de l'Algérie et le Crédit Agricole Mutuel, la Compagnie Algérienne de Crédit et de Banque, et le Crédit Foncier d'Algérie et de Tunisie.

Sans les banques, leur compréhension, leur appui, l'Algérie agricole n'aurait jamais décollé.

L'entreprise suisse Borsari, solidement implantée, avait pratiquement le monopole de la construction des caves, à côté de quelques bâtisseurs régionaux.

Les infrastructures routières et portuaires ont largement bénéficié du développement et de l'exportation des vins d'Algérie. Le monopole du pavillon, définitif en 1889, a permis la réussite éclatante de quelques "armements" : Compagnies Paquet, Schiaffino, Delmas - Vielleux.

Les transports par route subissaient aussi une modification en profondeur, les pistes devenaient des routes sur lesquelles roulaient des charrois à huit chevaux, qui transportaient des demi-barriques de 112 l, des bordelaises de 223 l ou des demi-muids de 600 l.

Dans les années 30, des camions à plateaux équipés d'un treuil remplaçaient les anciens charrois, et étaient remplacés à leur tour par des camions-citernes avec remorque; en même temps que sur les ponts des bateaux disparaissaient futailles et mâts de charge, avec la mise en service des pinardiers "Bacchus" et Sahel".

Avec la vigne, la représentation des "colons" dans les organismes syndicaux s'était développée. La Confédération des Vignerons Algériens, les Fédération des Syndicats des Exploitants Agricoles, défendaient dans chaque département les intérêts des viticulteurs, Ils suivaient la technique, les marchés, les problèmes, et faisaient des propositions au plus haut niveau.

Les viticulteurs avaient leur journal, "la Voix des Colons", et leur maison, "la Maison du Colon", devenue après 1958 la "Maison de l'Agriculture". On y trouvait regroupés tous les services : banque, assurances, mutualité agricole, associations.

Louis Bertrand disait en 1931 : "L'Algérie est un immense vignoble qui recouvre un pays grand comme la métropole, un pressoir géant d'où s'échappe, comme d'une source naturelle, un véritable fleuve de vin"; et Lasnaveres ajoutait cette autre phrase prémonitoire et clairvoyante : "Je suis fermement convaincu, d'après ce que j'ai vu pendant mon séjour en Algérie (deux ans) que nous ne les (les arabes) contiendrons, aujourd'hui comme à l'avenir qu'avec beaucoup de peine, et que leur réconciliation avec les chrétiens est une nouvelle pierre philosophale dont nos législateurs et nos hommes d'état ne trouveront jamais le...

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